La guerre et la paix, Tome II | Page 9

Leo Nikoleyevich Tolstoy
à s'occuper du code civil, et, s'aidant des codes Napoléon et Justinien, il travailla à la partie qui avait pour titre: ?Le droit des gens?.
VII
Deux ans auparavant, en 1808, Pierre, revenu de son voyage dans l'intérieur, se trouva, sans s'y attendre, à la tête de la franc-ma?onnerie de Pétersbourg. Il organisa ?des loges de table?, constitua des loges régulières, en leur procurant leurs chartes et leurs titres de fondation; il fit de la propagande, donna de l'argent pour l'achèvement du temple, et compléta de ses deniers les aum?nes produites par les quêtes, au sujet desquelles les membres se montraient en général avares et inexacts. Il entretint aussi à ses frais la maison des pauvres fondée par l'ordre, et, se laissant aller aux mêmes entra?nements, il employait sa vie comme par le passé. Il aimait à bien manger, à bien boire, et ne pouvait s'abstenir des plaisirs de la vie de gar?on, tout en les jugeant immoraux et dégradants.
Malgré l'ardeur qu'il avait apportée au début de ses différentes occupations, il sentit, à la fin de l'année, que la terre promise de la franc-ma?onnerie se dérobait sous ses pas. Il éprouva la sensation d'un homme qui, mettant avec confiance le pied sur une surface unie, sent qu'il s'enfonce dans un marais; y posant l'autre pied, afin de bien se rendre compte de la solidité du terrain, il s'y embourba jusqu'aux genoux, et maintenant il y marchait malgré lui.
Bazdé?ew, complètement éloigné de la direction des loges de Pétersbourg, ne quittait plus Moscou. Les frères étaient des hommes que Pierre coudoyait chaque jour dans la vie ordinaire, et il lui était à peu près impossible de ne voir que des frères dans la personne du prince B. ou de monsieur D., qu'il connaissait pour des gens faibles et sans valeur. Sous leurs tabliers de francs-ma?ons, sous leurs insignes, il voyait poindre leurs uniformes et leurs croix, qui étaient le véritable objet de leur existence. Souvent, lorsqu'il ramassait les aum?nes et qu'il inscrivait vingt ou trente roubles à l'actif, souvent même au passif d'une dizaine de membres plus riches que lui, Pierre se rappelait leur serment de donner leur avoir au prochain, et il s'élevait dans son ame des doutes qu'il essayait en vain d'écarter.
Ses frères se partageaient pour lui en quatre catégories: à la première appartenaient ceux qui ne prenaient aucune part active ni aux affaires de la loge, ni aux affaires de l'humanité, exclusivement occupés à approfondir les mystères de leur ordre, à rechercher le sens de la Trinité, à étudier les trois bases générales, le soufre, le mercure et le sel, ou la signification du carré et des autres symboles du Temple de Salomon. Ceux-là, Pierre les respectait, c'étaient les anciens et Bazdé?ew lui-même; mais il ne comprenait pas quel intérêt ils pouvaient prendre à leurs recherches, et ne se sentait nullement porté vers le c?té mystique de la franc-ma?onnerie.
La seconde catégorie, dans laquelle il se rangeait, se composait d'adeptes qui, vacillants comme lui, cherchaient la véritable voie, et qui, ne l'ayant pas encore découverte, ne perdaient pas néanmoins l'espoir de la trouver un jour.
La troisième comprenait ceux qui, ne voyant dans cette association que les formes et les cérémonies extérieures, s'en tenaient à la stricte observance, sans se préoccuper du sens caché; tels étaient Villarsky et le Vénérable lui-même.
La quatrième enfin était formée des gens, très nombreux à cette époque, qui, ne croyant à rien, ne désirant rien, ne tenaient à l'ordre que pour se rapprocher des riches et des puissants, et mettre à profit leurs relations avec eux.
L'activité de Pierre ne le satisfaisait pas: il reprochait à leur association, telle qu'il la voyait à Pétersbourg, de n'être qu'un pur formalisme, et il se disait, sans attaquer toutefois les fondements de l'institution, que les ma?ons de Russie faisaient fausse route en s'éloignant ainsi des principes sur lesquels elle était fondée; aussi se décida-t-il à aller à l'étranger pour se faire initier aux mystères les plus élevés.
Il en revint dans le cours de l'été de 1809. Les ma?ons de Russie avaient appris par leurs correspondants que Besoukhow, ayant su gagner la confiance des hauts dignitaires de l'ordre, avait été, par suite de son initiation à la plupart de leurs mystères, promu au grade le plus élevé, et qu'il rapportait avec lui beaucoup de projets; ils vinrent le voir dès son arrivée, et crurent remarquer qu'il leur ménageait une surprise.
On décida de tenir une assemblée générale jusqu'au grade d'apprenti, afin que Pierre leur rem?t le message dont il était chargé. La loge était au grand complet, et, une fois les formalités remplies, Pierre se leva:
?Chers frères, dit-il en bégayant et en tenant à la main d'un air embarrassé son discours écrit, chers frères, il ne suffit pas d'accomplir nos mystères dans le secret de la loge, il faut agir... agir...! Nous nous sommes
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