La guerre et la paix, Tome II | Page 7

Leo Nikoleyevich Tolstoy
déplorait les nouvelles réformes, et semblait condescendre à l'honorer d'une explication; mais, son interlocuteur ayant élevé la voix, il se borna à sourire, et déclara qu'il n'était en aucune fa?on juge de l'utilité ou de l'inutilité de ce qu'il plaisait à l'Empereur de décider.
Après quelques instants de conversation générale, il se leva, s'approcha du prince André et le prit à part à l'autre bout du salon: il entrait dans son programme de causer avec lui.
?J'étais tellement subjugué par la conversation animée de ce respectable vieillard, que je n'ai pas eu le temps, mon prince, d'échanger deux mots avec vous,? dit-il en souriant d'une fa?on un peu méprisante, comme pour lui faire sentir qu'il voyait bien que lui aussi comprenait toute la futilité des personnes avec lesquelles il venait de causer.
Le prince André se sentit flatté.
?Je vous connais depuis longtemps, continua Spéransky, d'abord par la libération de vos paysans, premier exemple qu'il serait désirable de voir imiter, et puis, parce que vous êtes le seul des chambellans qui ne soit pas offensé du nouvel oukase concernant le rang à la cour, qui a soulevé tant de mécontentement et tant de récriminations.
--C'est vrai, mon père n'a pas désiré me voir profiter de ce droit, et j'ai commencé mon service en passant par les rangs inférieurs.
--Votre père, bien qu'il soit un homme du siècle passé, est cependant bien au-dessus de ceux de nos contemporains qui critiquent cette mesure; elle n'a d'autre but, après tout, que de rétablir la justice sur ses véritables bases.
--Je crois pourtant que ces critiques ne sont pas dénuées de fondement, répliqua le prince André, essayant de se soustraire à l'influence de cet homme, qu'il lui était désagréable d'approuver sans restriction. Il tenait même à le contredire, mais, absorbé par son travail d'observation, il ne pouvait s'exprimer avec sa liberté d'esprit habituelle.
--C'est-à-dire qu'elles ont pour fondement l'amour-propre personnel, reprit Spéransky avec tranquillité.
--En partie peut-être, mais aussi, à mon avis, les intérêts mêmes du gouvernement.
--Comment l'entendez-vous?
--Je suis un disciple de Montesquieu, dit le prince André, et sa maxime: ?que l'honneur est le principe des monarchies? me semble incontestable, et certains droits et privilèges de la noblesse me paraissent être des moyens de corroborer ce sentiment.?
Le sourire disparut de la figure de Spéransky, et sa physionomie ne fit qu'y gagner. La réponse du prince André avait excité son intérêt:
?Ah! si vous envisagez la question sous ce point de vue! dit-il en conservant son calme et en s'exprimant en fran?ais avec une certaine difficulté et plus de lenteur que lorsqu'il parlait le russe:--Montesquieu nous dit que l'honneur ne peut être soutenu par des privilèges nuisibles au service lui-même; l'honneur est donc, ou l'abstention d'actes blamables, ou le stimulant qui nous pousse à conquérir l'approbation et les récompenses destinées à en être le témoignage. Il en résulte, ajouta-t-il en serrant de plus près ses arguments, qu'une institution, qui est pour l'honneur une source d'émulation est une institution pareille en tous points à celle de la Légion d'honneur du grand Empereur Napoléon. On ne saurait dire, je pense, que celle-ci est nuisible, puisqu'elle contribue au bien du service et qu'elle n'est pas un privilège de caste ou de cour.
--Je le reconnais volontiers, mais je crois aussi que les privilèges de cour atteignent le même but, car tous ceux qui en jouissent se tiennent pour obligés de remplir dignement leurs fonctions.
--Et pourtant vous n'avez pas voulu en profiter, prince, dit Spéransky en terminant par une phrase aimable une conversation qui aurait certainement fini par embarrasser son jeune interlocuteur.--Si vous me faites l'honneur de venir chez moi mercredi soir, comme j'aurai vu Magnitsky d'ici là, je pourrai vous communiquer quelque chose d'intéressant, et j'aurai de plus le plaisir de causer plus longuement avec vous...? Et, le saluant de la main, il se glissa, à la fran?aise, hors du salon, en évitant d'être remarqué.
VI
Pendant les premiers temps de son séjour à Pétersbourg, le prince André ne tarda pas à sentir que l'ordre d'idées développé en lui par la solitude se trouvait relégué au second plan par les soucis puérils qui ne cessaient de l'occuper.
Tous les soirs, en rentrant chez lui, il inscrivait dans un agenda quatre ou cinq visites indispensables, et autant de rendez-vous pris pour le lendemain. L'emploi de sa journée, combiné de fa?on à lui permettre d'être exact partout, prenait la plus grosse part des forces vives de sa vie: il ne faisait rien, ne pensait à rien, et les opinions qu'il émettait parfois avec succès n'étaient que le résultat de ses méditations de la campagne.
Il s'en voulait à lui-même lorsqu'il lui arrivait, dans la même journée, de répéter les mêmes choses dans des sociétés différentes; mais, entra?né par ce tourbillon, il n'avait même plus le temps de s'apercevoir qu'il ne savait plus penser.
Spéransky le re?ut le mercredi suivant; un long et intime entretien produisit sur
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