La guerre et la paix, Tome II | Page 4

Leo Nikoleyevich Tolstoy
son imagination: ?Non, ma vie ne peut être finie à trente et un ans! Ce n'est pas assez que je sente ce qu'il y a en moi, il faut que les autres le sachent! Il faut que Pierre et cette fillette, qui allait s'envoler dans le ciel, apprennent à me conna?tre! Il faut que ma vie se reflète sur eux, et que leur vie se confonde avec la mienne!?
Revenu de son excursion, il se décida à aller en automne à Pétersbourg, et s'ingénia à trouver des prétextes plausibles à ce voyage. Une série de raisons, plus péremptoires les unes que les autres, lui en démontra la nécessité: il n'était pas même éloigné de reprendre du service; il s'étonnait d'avoir pu douter de la part active que lui réservait encore l'avenir. Et pourtant un mois auparavant il regardait comme impossible pour lui de quitter la campagne, et il se disait que son expérience se perdrait sans utilité, et serait un véritable non-sens, s'il n'en tirait pas un parti pratique. Il ne comprenait pas comment, sur la foi d'un pauvre raisonnement dénué de toute logique, il avait pu croire jadis que ce serait s'abaisser, après tout ce qu'il avait vu et appris, de croire encore à la possibilité d'être utile, à la possibilité d'être heureux et d'aimer. Sa raison lui disait à présent le contraire: il s'ennuyait, ses occupations habituelles ne l'intéressaient plus, et souvent, seul dans son cabinet, il se levait, s'approchait du miroir, se regardait longuement; reportant ensuite les yeux sur le portrait de Lise, avec ses cheveux relevés à la grecque en petites boucles sur le front: il lui semblait que, sortant de son cadre doré, et oubliant ses mystérieuses et suprêmes paroles, elle le suivait des yeux avec une affectueuse curiosité et un gai sourire. Souvent il marchait dans la chambre, les mains croisées derrière le dos, fron?ant le sourcil, ou souriant à ses visions confuses et décousues, à Pierre, à la jeune fille de la fenêtre, au chêne, à la gloire, à la beauté de la femme, à l'amour qui avait manqué à sa vie! Lorsqu'on venait à le déranger pendant ses rêveries, il répondait d'une fa?on sèche, sévère, désagréable, mais avec une logique serrée, comme pour s'excuser envers lui-même du vague de ses pensées intimes, ce qui faisait dire à la princesse Marie que les occupations intellectuelles desséchaient le coeur des hommes.
IV
Le prince André arriva à Pétersbourg au mois d'ao?t 1809. La gloire du jeune Spéransky, ainsi que son énergie dans l'exécution des réformes, y étaient à leur apogée. à cette même époque, l'Empereur s'était foulé le pied en faisant une chute de voiture, et, obligé par suite de garder pendant trois semaines un repos absolu, il travaillait tous les jours avec lui. C'est alors que s'élaborèrent les deux célèbres oukases qui devaient révolutionner la société. L'un supprimait les rangs de cour, et l'autre réglait les examens à subir pour être nommé assesseur de collège et conseiller d'état; de plus, il créait toute une constitution gouvernementale, qui devait changer de fond en comble l'ordre établi jusqu'alors dans les administrations financières, judiciaires et autres, depuis le conseil de l'empire jusqu'au conseil communal. Les vagues rêveries libérales que l'Empereur nourrissait en lui depuis son avènement au tr?ne prenaient corps peu à peu, et se réalisaient avec l'aide de ses conseillers, Czartorisky, Novosiltsow, Kotchoubey et Strogonow, qu'il appelait en riant: le comité de Salut public.
En ce moment, Spéransky les rempla?ait tous pour la partie civile, et Araktché?ew pour la partie militaire. Le prince André, en qualité de chambellan, parut à la cour, et l'Empereur, sur le passage duquel il se trouva à deux reprises, ne daigna pas l'honorer d'une parole. Il avait toujours cru remarquer que ni sa personne ni sa figure n'étaient sympathiques à Sa Majesté. Son soup?on fut confirmé par le regard froid et sec qui l'enveloppa, et il apprit bient?t que l'Empereur avait été mécontent de lui voir prendre sa retraite en 1805.
?Nos sympathies et nos antipathies ne se commandent pas, se dit le prince André; aussi vaudra-t-il mieux ne pas lui présenter mon mémoire sur le nouveau code militaire, mais le lui faire passer, et lui laisser faire son chemin tout seul!? Il le soumit pourtant à un vieux maréchal ami de son père, qui le re?ut très affectueusement et lui promit d'en parler au souverain.
Dans le courant de la semaine, le prince André fut appelé chez le ministre de la guerre, le comte Araktché?ew.
à neuf heures du matin, au jour fixé, le prince André entra dans le salon de réception du comte; il ne le connaissait pas personnellement, ne l'avait jamais vu, et tout ce qu'il avait appris sur lui ne lui inspirait ni respect ni estime:
?Il est le ministre de la guerre, il a la confiance de l'Empereur... peu importent donc ses qualités
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