et le respect que je porte à la mémoire de votre père. Votre fils passera dans la garde, je vous en donne ma parole! êtes-vous contente?
--Cher ami, vous êtes mon bienfaiteur! Je n'attendais pas moins de vous, je connaissais votre bonté! Un mot encore, dit-elle, le voyant prêt à la quitter. Une fois dans la garde... et elle s'arrêta confuse.... Vous qui êtes dans de bons rapports avec Koutouzow, vous lui recommanderez bien un peu Boris, n'est-ce pas, afin qu'il le prenne pour aide de camp? Je serai alors tranquille, et jamais je ne...?
Le prince Basile sourit:
?Cela, je ne puis vous le promettre. Depuis que Koutouzow a été nommé général en chef, il est accablé de demandes. Lui-même m'a assuré que toutes les dames de Moscou lui proposaient leurs fils comme aides de camp.
--Non, non, promettez, mon ami, mon bienfaiteur, promettez-le-moi, ou je vous retiens encore!
--Papa! répéta du même ton la belle Hélène, nous serons en retard.
--Eh bien! au revoir, vous voyez, je ne puis....
--Ainsi, demain vous en parlerez à l'empereur?
--Sans faute; mais quant à Koutouzow, je ne promets rien!
--Mon Basile,? reprit Anna Mikha?lovna en l'accompagnant avec un sourire de jeune coquette sur les lèvres, et en oubliant que ce sourire, son sourire d'autrefois, n'était plus guère en harmonie avec sa figure fatiguée. Elle ne pensait plus en effet à son age et employait sans y songer toutes ses ressources de femme. Mais, à peine le prince eut-il disparu, que son visage reprit une expression froide et tendue. Elle regagna le cercle au milieu duquel le vicomte continuait son récit, et fit de nouveau semblant de s'y intéresser, en attendant, puisque son affaire était faite, l'instant favorable pour s'éclipser.
?Mais que dites-vous de cette dernière comédie du sacre de Milan? demanda Mlle Schérer, et des populations de Gênes et de Lucques qui viennent présenter leurs voeux à M. Buonaparte. M. Buonaparte assis sur un tr?ne et exau?ant les voeux des nations? Adorable! Non, c'est à en devenir folle! On dirait que le monde a perdu la tête.?
Le prince André sourit en regardant Anna Pavlovna.
?Dieu me la donne, gare à qui la touche,? dit-il.
C'étaient les paroles que Bonaparte avaient prononcées en mettant la couronne sur sa tête.
?On dit qu'il était très beau en pronon?ant ces paroles,? ajouta-t-il, en les répétant en italien: ?Dio mi la dona, guai a chi la toca!?
?J'espère, continua Anna Pavlovna, que ce sera là la goutte d'eau qui fera déborder le vase. En vérité, les souverains ne peuvent plus supporter cet homme, qui est pour tous une menace vivante.
--Les souverains! Je ne parle pas de la Russie, dit le vicomte poliment et avec tristesse, les souverains, madame? Qu'ont-ils fait pour Louis XVI, pour la reine, pour Madame élisabeth? Rien, continua-t-il en s'animant, et, croyez-moi, ils sont punis pour avoir trahi la cause des Bourbons. Les souverains? Mais ils envoient des ambassadeurs complimenter l'Usurpateur[5]...? Et, après avoir poussé une exclamation de mépris, il changea de pose.
Le prince Hippolyte, qui n'avait cessé d'examiner le vicomte à travers son lorgnon, se tourna à ces mots tout d'une pièce vers la petite princesse pour lui demander une aiguille, avec laquelle il lui dessina sur la table l'écusson des Condé, et il se mit à le lui expliquer avec une gravité imperturbable, comme si elle l'en avait prié:
?Baton de gueules engrêlés de gueule et d'azur, maison des Condé.?
La princesse écoutait et souriait.
?Si Bonaparte reste encore un an sur le tr?ne de France, dit le vicomte, en reprenant son sujet comme un homme habitué à suivre ses propres pensées sans prêter grande attention aux réflexions d'autrui dans une question qui lui est familière, les choses n'en iront que mieux: la société fran?aise, je parle de la bonne, bien entendu, sera à jamais détruite par les intrigues, la violence; l'exil et les condamnations... et alors...?
Il haussa les épaules en levant les bras au ciel. Pierre voulut intervenir mais Anna Pavlovna, qui le guettait, le devan?a.
?L'empereur Alexandre, commen?a-t-elle avec cette inflexion de tristesse qui accompagnait toujours ses réflexions sur la famille impériale, a déclaré laisser aux Fran?ais eux-mêmes le droit de choisir la forme de leur gouvernement, et je suis convaincue que la nation entière, une fois délivrée de l'Usurpateur, va se jeter dans les bras de son roi légitime.?
Anna Pavlovna tenait, comme on le voit, à flatter l'émigré royaliste.
?C'est peu probable, dit le prince André. Monsieur le vicomte suppose avec raison que les choses sont allées très loin, et il sera, je crois, difficile de revenir au passé.
--J'ai entendu dire, ajouta Pierre en se rapprochant d'eux, que la plus grande partie de la noblesse a été gagnée par Napoléon.
--Ce sont les bonapartistes qui l'assurent, s'écria le vicomte sans regarder Pierre.
--Il est impossible de savoir quelle est aujourd'hui l'opinion publique en France.
--Bonaparte l'a pourtant dit, reprit le prince André avec ironie, car le vicomte lui déplaisait,
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