remarquablement laid. Les traits étaient les mêmes, mais chez sa soeur ils étaient transfigurés par ce sourire invariablement radieux, satisfait, plein de jeunesse, et par la perfection classique de toute sa personne; sur le visage du frère se peignait au contraire l'idiotisme, joint à une humeur constamment boudeuse; sa personne était faible et malingre; ses yeux, son nez, sa bouche paraissaient se confondre en une grimace indéterminée et ennuyée, tandis que ses pieds et ses mains se tordaient et prenaient des poses impossibles.
?Est-ce une histoire de revenants? demanda-t-il en portant son lorgnon à ses yeux comme si cet objet devait lui rendre l'élocution plus facile.
--Pas le moins du monde, dit le narrateur stupéfait.
--C'est que je ne puis les souffrir,? reprit Hippolyte, et l'on comprit à son air qu'il avait senti après coup la portée de ses paroles; mais il avait tant d'aplomb qu'on se demandait, chaque fois qu'il parlait, s'il était bête ou spirituel. Il portait un habit à pans, vert foncé, des inexpressibles couleurs ?chair de nymphe émue?, selon sa propre expression, des bas et des souliers à boucles.
Le vicomte conta fort agréablement l'anecdote qui circulait sur le duc d'Enghien; il s'était, disait-on, rendu secrètement à Paris pour voir Mlle Georges, et il y avait rencontré Bonaparte, que l'éminente artiste favorisait également. La conséquence de ce hasard malheureux avait été pour Napoléon un de ces évanouissements prolongés auxquels il était sujet et qui l'avait mis au pouvoir de son ennemi. Le duc n'en avait pas profité; mais Bonaparte s'était vengé plus tard de cette généreuse conduite en le faisant assassiner. Ce récit, plein d'intérêt, devenait surtout émouvant au moment de la rencontre des deux rivaux, et les dames s'en montrèrent émues.
?C'est charmant, murmura Anna Pavlovna en interrogeant des yeux la petite princesse.
--Charmant!? reprit la petite princesse en piquant son aiguille dans son ouvrage pour faire voir que l'intérêt et le charme de l'histoire interrompaient son travail.
Le vicomte go?ta fort cet éloge muet, et il s'apprêtait à continuer lorsqu'Anna Pavlovna, qui n'avait pas cessé de surveiller le terrible Pierre, le voyant aux prises avec l'abbé, se précipita vers eux pour prévenir le danger. Pierre avait en effet réussi à engager l'abbé dans une conversation sur l'équilibre politique, et l'abbé, visiblement enchanté de l'ardeur ingénue de son jeune interlocuteur, lui développait tout au long son projet tendrement caressé; tous deux parlaient haut, avec vivacité et avec entrain, et c'était là ce qui avait déplu à la demoiselle d'honneur.
?Quel moyen? Mais l'équilibre européen et le droit des gens, disait l'abbé.... Un seul empire puissant comme la Russie, réputée barbare, se mettant honnêtement à la tête d'une alliance qui aurait pour but l'équilibre de l'Europe, et le monde serait sauvé!
--Mais comment parviendrez-vous à établir cet équilibre?? disait Pierre, au moment où Anna Pavlovna, lui jetant un regard sévère, demandait à l'Italien comment il supportait le climat du Nord. La figure de ce dernier changea subitement d'expression; et il prit cet air doucereusement affecté qui lui était habituel avec les femmes.
?Je subis trop vivement le charme de l'esprit et de la culture intellectuelle de la société féminine surtout, dans laquelle j'ai l'honneur d'être re?u, pour avoir eu le loisir de songer au climat,? répondit-il, tandis que Mlle Schérer s'empressait de les rapprocher, Pierre et lui, du cercle général, afin de ne les point perdre de vue.
Au même moment, un nouveau personnage fit son entrée dans le salon de Mlle Schérer: c'était le jeune prince Bolkonsky, le mari de la petite princesse, un joli gar?on, de taille moyenne, avec des traits durs et accentués. Tout en lui, à commencer par son regard fatigué et à finir par sa démarche mesurée et tranquille, était l'opposé de sa petite femme, si vive et si remuante. Il connaissait tout le monde dans ce salon. Tous lui inspiraient un ennui profond, et il aurait payé cher pour ne plus les voir ni les entendre, sans en excepter même sa femme. Elle semblait lui inspirer plus d'antipathie que le reste, et il se détourna d'elle avec une grimace qui fit tort à sa jolie figure. Il baisa la main d'Anna Pavlovna et promena ses regards autour de lui en fron?ant le sourcil.
?Vous vous préparez à faire la guerre, prince? lui dit-elle.
--Le général Koutouzow a bien voulu de moi pour aide de camp, répondit Bolkonsky en accentuant la syllabe ?zow?.
--Et votre femme?
--Elle ira à la campagne.
--Comment n'avez-vous pas honte de nous priver de votre ravissante petite femme?
--André, s'écria la petite princesse, aussi coquette avec son mari qu'avec les autres, si tu savais la jolie histoire que le vicomte vient de nous conter sur Mlle Georges et Bonaparte!?
Le prince André fit de nouveau la grimace et s'éloigna.
Pierre, qui depuis son entrée l'avait suivi de ses yeux gais et bienveillants, s'approcha de lui et lui saisit la main. Le prince André ne se
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.