La grande ombre | Page 9

Sir Arthur Conan Doyle
agacés.
Si ma mère me demandait de quoi je souffrais, ou que mon père me
parlât de mettre la main au travail, je me laissais aller à répondre en
termes si âpres, si amers que depuis j'en ai souvent éprouvé du chagrin.
Ah! on peut avoir plus d'une femme, et plus d'un enfant, et plus d'un
ami, mais on ne peut avoir qu'une mère.
Aussi doit-on la ménager aussi longtemps, qu'on l'a.
Un jour, comme je rentrais en tête du troupeau, je vis mon père assis,
une lettre à la main.
C'était un événement fort rare chez nous, excepté quand l'agent écrivait
pour le terme.
En m'approchant de lui, je vis qu'il pleurait, et je restai à ouvrir de
grands yeux, car je m'étais toujours figuré que c'était là une chose
impossible à un homme.
Je le voyais fort bien à présent, car il avait à travers sa joue pâlie une
ride si profonde, qu'aucune larme ne pouvait la franchir.
Il fallait qu'elle glissât de côté jusqu'à son oreille, d'où elle tombait sur
la feuille de papier.
Ma mère était assise près de lui et lui caressait la main, comme elle
caressait le dos du chat pour le calmer.
-- Oui, Jeannie, disait-il, le pauvre Willie est mort. Cette lettre vient de
l'homme de loi. La chose est arrivée subitement. Autrement on nous
aurait écrit. Un anthrax, dit-il, et un flux de sang à la tête.
-- Ah! Alors ses peines sont finies, dit ma mère.
Mon père essuya ses oreilles avec la nappe de la table.
-- Il a laissé toutes ses économies à sa fille, dit-il, et si elle n'a pas

changé, par Dieu, de ce qu'elle promettait d'être, elle n'en aura pas pour
longtemps. Vous vous rappelez ce qu'elle disait, sous ce toit même, du
thé trop faible, et cela pour du thé à sept shillings la livre.
Ma mère hocha la tête et considéra les pièces de lard suspendues au
plafond.
-- Il ne dit pas combien elle aura, reprit-il, mais elle en aura assez, et de
reste. Elle doit venir habiter avec nous, car ç’a été son dernier désir.
-- Il faudra qu'elle paie son entretien, s'écria ma mère avec âpreté.
Je fus fâché de l'entendre parler d'argent dans un tel moment, mais
après tout, si elle n'avait pas été aussi âpre, nous aurions été jetés
dehors au bout de douze mois.
-- Oui, elle paiera. Elle arrive aujourd'hui même. Jock, mon garçon,
vous aurez la bonté de partir avec la charrette pour Ayton, et d'attendre
la diligence du soir. Votre cousine Edie y sera, et vous pourrez l'amener
à West Inch.
Je me mis donc en route à cinq heures et quart avec la Souter Johnnie,
notre jument de quinze ans aux longs poils, et notre charrette avec la
caisse repeinte à neuf qui ne nous servait que dans les grands jours.
La diligence apparut au moment même où j'arrivais, et moi, comme un
niais de jeune campagnard, sans songer aux années qui s'étaient
écoulées, je cherchais dans la foule aux environs de l'auberge un bout
de fille en jupe courte arrivant à peine aux genoux.
Et comme je m'avançais obliquement, le cou tendu, je me sentis
toucher le coude, et me trouvai en face d'une dame vêtue de noirs
debout sur les marches, et j'appris que c'était ma cousine Edie.
Je le savais, dis-je, et pourtant si elle ne m'avait pas touché, j'aurais pu
passer vingt fois près d'elle sans la reconnaître.
Ma parole, si Jim Horscroft m'avait alors demandé si elle était jolie ou

non, je n'aurais su que lui répondre.
Elle était brune, bien plus brune que ne le sont ordinairement nos
jeunes filles du border, et pourtant à travers ce teint charmant,
s'entrevoyait une nuance de carmin pareille à la teinte plus chaude
qu'on remarque au centre d'une rose soufre.
Ses lèvres étaient rouges, exprimant la douceur, et la fermeté, mais dès
ce moment même, je vis au premier coup d'oeil flotter au fond de ses
grands yeux une expression de malice narquoise.
Elle s'empara de moi séance tenante, comme si j'avais fait partie de son
héritage. Elle allongea la main et me cueillit.
Elle était en toilette de deuil, comme je l'ai dit, et dans un costume qui
me fit l'effet d'une mode extraordinaire, et elle portait un voile noir
qu'elle avait écarté de devant sa figure.
-- Ah! Jock, me dit-elle en mettant dans son anglais un accent maniéré
qu'elle avait appris à la pension. Non, non, nous sommes un peu trop
grands pour cela?...
Cela, c'était parce que, avec ma sotte gaucherie, j'avançais ma figure
brune pour l'embrasser, comme je l'avais fait la dernière fois que nous
nous étions vus...
-- Soyez bon garçon et donnez un shilling au conducteur, qui a été
extrêmement complaisant pour moi pendant le
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