La faneuse damour | Page 8

Georges Eekhoud
de première classe des grands
steamers.

VIII
Dès leur montée à la fortune, les Mortsel avaient mis leur fille en
pension. Elle y resta trois ans, subissant cette vie de prisonnière avec de
sourdes révoltes; camarade farouche, pupille quinteuse, au demeurant
bonne écolière. La maîtresse de littérature lisait comme des modèles ses
devoirs révélant une imagination riche mais un peu excentrique, une
sensibilité que les sentiments ordinaires semblaient émousser et que
piquaient les causes les plus inattendues. Elle avait des intermittences
de belle humeur et de mutisme. Elle s'attachait difficilement. «Son
grand coeur en demandait trop», écrivaient naïvement les bonnes
institutrices dans leur bulletin mensuel. Elles remarquèrent que, lorsque
Clara se prit d'amitié sérieuse, ce qui ne lui arriva que deux ou trois fois,
durant cette période d'études, ce fut pour une compagne peu jolie, peu

coquette, une inférieure sous le rapport de la fortune, un
souffre-douleur comme avait été le «Mouton». Ces amitiés étaient
violentes, concentrées, avec de brusques expansions; elles rappelaient
l'idylle de son enfance ouvrière: «Voyez cette maniaque de Clara,
chuchotaient les pensionnaires, est-elle assez jalouse de ses laiderons?
Qui songe cependant à les lui disputer?» Pour les laiderons elle aurait
arraché les yeux et les cheveux aux plus grandes. Plus d'une de celles-ci
fut traitée comme ce lâche Bastyns. En revanche, elle ne pardonnait pas
la moindre trahison à ses favorites. Elle aurait plutôt souffert à se briser
le coeur de désespoir et de regret que de rendre apparemment son
affection à une ingrate.
Elle se brouilla avec toutes.
Gamine, elle était intéressante. Sa beauté ne s'annonça qu'à dix-huit ans,
au sortir de l'internat; mais alors Clara Mortsel représenta un de ces
types de jeunes filles qui perpétuent à travers les siècles la réputation
du sang d'une ville. Portrait avivé et mieux en chair de Rikka, elle
ajoutait aux attachés fines, à la physionomie régulière de l'ex-camériste,
la robustesse sanguine, la belle santé animale de l'ancien briquetier.
Les parents s'extasièrent devant cette transfiguration. Nul n'aurait
suspecté dans cette florissante créature la bassesse de son origine. Eux
avaient beau s'observer; chez l'entrepreneur et sa compagne, tout
trahissait la plus infime roture. Clara s'épanouissait, au contraire, avec
la grâce d'une héritière: son geste, son port, sa mise, sa parole,
revêtaient ce naturel suprême que confère seule la longue habitude
d'alentours policés. Ces glorieux dehors donnèrent aux Mortsel tout
apaisement sur la nature de leur enfant.
Les bizarreries de la fillette à Boom, sa passion de gamine pour le
goujat de Duffel ne les avaient jamais inquiétés; les réticences et les
observations formulées dans les bulletins de la directrice de pension ne
les préoccupèrent pas davantage; et aujourd'hui ils ne songèrent pas
plus qu'auparavant à contrôler les rouages de cette nature et à lire dans
le tempérament derrière ses aspects. Ils subirent avec une humilité
naïve et touchante la supériorité de «leur Clara». Loin de songer à la
diriger, ils se laissèrent conduire par elle, sans jamais la contrarier,

heureux de se prêter à ses fantaisies. Ils la trouvèrent accomplie,
irréprochable. Elle flattait leur orgueil de parvenus, elle démentait leurs
commencements plébéiens. C'était la justification de leur fortune, la
raison d'être de leurs millions, leurs vivants titres de noblesse.
A la vérité, Clara méritait leur affection; seulement, s'ils avaient été des
analystes capables de se rendre compte des ressorts secrets d'un être,
leur amour fut parti d'une profonde pitié plutôt que d'une admiration
idolâtre.
Chez cette adolescente de formes si nobles, en qui, sauf les vertigineux
yeux noirs, rien n'évoquait la petite sauvagesse de jadis, se
développaient les anciens instincts. La société n'eut pas plus raison de
ses penchants que l'internat. Son caractère impressionnable ne se
trempa point et continua de se refuser aux impressions communes; ses
imaginations excessives ne se tempérèrent pas au frottement de la vie;
ses affinités et ses antipathies s'accentuèrent de part et d'autre et se
repoussèrent davantage au lieu de s'équilibrer.
La mansuétude de l'enfant, sa partialité pour les ouvriers, loin d'avoir
été corrigée par l'éducation, croissaient, gonflaient avec l'ardeur d'une
suggestion rare, d'un sentiment incompris. Du jour où, fille de
millionnaire, les convenances adoptées par ses nouveaux pairs la
forcèrent de rougir de son extraction et de mépriser ses anciens égaux,
sa tendresse pour le peuple ne se manifesta plus, mais la dévora d'une
passion intense et inextinguible comme un feu souterrain. Peut-être
eût-elle proclamé ses prédilections malgré le monde et les lois sociales,
si ce besoin de se dévouer, de se ravaler, d'être complaisante à des gens
au-dessous d'elle, de consoler les gueux de leur abjection en partageant
celle-ci, si ces élans de soeur de charité ne s'étaient compliqués de
curiosités physiques, d'aspirations à des voluptés exceptionnelles, de
désirs d'anges épris de simples hommes et anxieux de choir à n'importe
quelle profondeur pour retrouver ces êtres faits d'argile et d'ouvrir des
trésors de
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