La faneuse damour | Page 9

Georges Eekhoud
champs de kermesses, rien n'étant comparable à la douceur de se perdre dans ce grouillement.
Pamée comme un baigneur langoureux qui s'abandonne à l'action des vagues gaillardes, elle se laissait porter par le remous des flaneurs forains, dans la tourmente des cymbales et des gongs accompagnant les parades. Soldats, ouvriers, r?deurs, badauds de tout poil, entretenaient autour d'elle un moutonnement de têtes animées. Elle go?tait la pression chaude des corps, le serrement des poitrines contre les poitrines, l'écrasement des gorges contre les dos, les jambes entrant l'une dans l'autre, les jupons des femmes s'éraflant aux pantalons des hommes, les poussées des drilles facétieux.
Elle n'oublia jamais la cohue d'un soir de feu d'artifice, où sa mère avait failli la perdre et où elle était restée, sans répondre aux cris de Rikka, enivrée par la bousculade, pleine d'un vague désir de mourir sous les souffles de toute cette humanité bruissant au-dessus d'elle. Et sa mère l'avait ramassée comme elle allait tomber sous les pieds d'une bande de gars éméchés fendant la cohue à coups de coude et de genoux.
En même temps, surtout depuis sa puberté, s'intensifiaient ses préférences sensorielles.
Certain timbre de voix lui rendait un personnage à jamais bien voulu; elle n'e?t jamais distingué ce passant sans la nuance et les plis du vêtement qu'il portait, sans tel débraillé crane ou cet autre sans telle fa?on de se caler sur ses hanches. Ses narines palpitaient devant un ton fané comme si elles subodoraient une capiteuse essence.
Elle devait garder toute la vie, de sa première idylle, une prédilection maladive pour les manoeuvres et particulièrement pour les ma?ons. Et comme dans le rappel des êtres et des choses elle ne séparait jamais leur forme de leur couleur et de leur entourage, les teintes vagues des hardes des goujats la captivèrent entre toutes.
Elle en tint toujours pour le rouge brique tirant sur le brun, les blancs fatigués et blafards, les indigos brouillés, les amadous bavochés, les roux éteints.
Aucun rago?t ne lui était comparable aux cassures et à la patine de ces vestes et de ces grègues de velours, luisantes par places, usées aux angles et aux protubérances des tacherons.
Elle savourait les subtiles dégradations de ces frusques rapetassées qu'on dirait composées de feuilles mortes poudrées à blanc par le givre et qu'elle s'imaginait, au souvenir tragique et lancinant du doux manoeuvre, son pitoyable ami, éclaboussées d'une pourpre plus aveuglante que celle des frondaisons septembrales....

IX
Il y avait dans Clara un être raisonnable et normal qui répudiait les go?ts exceptionnels de sa seconde nature. Tant?t elle souffrait de ne pas ressembler aux autres jeunes filles, tant?t elle se trouvait presque heureuse de l'inédit de ses impressions.
Elle devint forcément dissimulée et cacha ses appétences comme on tient cachées ses pudeurs. Jamais un mot ne la trahit. Pour mieux dérouter ses auteurs elle fit taire ses répugnances et parut supporter, sinon rechercher, tout ce que la société invente d'agréments et de distractions. Elle feignit de sourire dans les sauteries bourgeoises à de jeunes fats dont la peau satinée et parfumée refluait le fluide sympathique sous son épiderme; elle écouta en minaudant à propos leurs uniformes madrigaux.
Ah! combien se f?t-elle rendue plus promptement à l'éloquence d'un rauque juron et d'un geste de barbare!
Elle joua cette comédie à la perfection, trouvant moyen d'éconduire, sans trop les étonner, les prétendants les plus opiniatres et les mieux vus de ses parents. Le père Mortsel, doublement aveuglé par sa gloriole de parvenu et par son culte pour son enfant, attribuait à des visées plus hautes que les siennes les dédains et les refus de sa fille. Loin de s'en délier, il inclinait à trouver cette morgue digne de leur nouvelle condition. Tant que ne se présenterait pas un gentilhomme d'authentique lignage, au moins baron, il était bien résolu à ne recommander personne à sa fille.
La nécessité de donner le change à ses parents et au monde sur ses réquisitions, prêtait souvent aux allures de Mlle Mortsel quelque chose de timide, d'effaré ou de distrait dont les physiologistes les plus clairvoyants n'auraient jamais pu suspecter l'origine et qui l'embellissait encore aux yeux de ses poursuivants. Ils prenaient pour de l'ingénuité et de la pudeur aux abois les effets de la contrainte.
Dans la crainte de se trahir, Clara affectait également de traiter avec plus de superbe que ses parents, les ouvriers de l'entrepreneur qu'elle rencontrait sur le chantier en descendant au jardin ou qu'elle croisait sous la porte.
Le digne Nikkel qui se reprochait souvent comme un crime ses rechutes de familiarité avec ses salariés, se réjouissait des fa?ons altières de sa Clara vis-à-vis de ces peinards et se la proposait en exemple.
Qui aurait pu détromper l'heureux père et l'édifier sur la vraie nature de sa fille en lui racontant ce qui se passa souvent dans la chambre virginale dont les fenêtres s'ouvraient sur les magasins?
Une main fébrile écartait
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