ces corbeaux.--La main sur le coeur du pauvret, il comptait les battements. Il a hoché la tête: on comprenait. Nous n'avions plus qu'à charger la trop bonne pièce sur la civière. En aidant à le ramasser, le camarade,--ah quelle bouillie rose et blanche, de la brique pilée dans du mortier!--j'ai cru qu'il m'en resterait des morceaux dans les mains: c'étaient ses vêtements qui maintenaient encore ensemble la carcasse et les membres!--La tête ballottait comme celle d'une poupée mal bourrée de son; elle montrait, vers la nuque, un trou assez large pour y loger mon poing, par où s'échappait la cervelle. Qui lui en refusait de la cervelle, à ce simple? Nous plongions dans le sang et la moelle. Ah! chienne de vie! Canailles de vivants! C'est égal, je ne voudrais pas avoir cette mort sur la conscience comme ce lache Bastyns. Ils étaient aussi blêmes, les farceurs, que la cendre de leur pipe. A qui le tour à présent? Pauvre Flupi, pauvre Mouton! Une fichue commission que ceux de Duffel portèrent ce soir aux parents!?
Les époux sursautèrent. Rikka empoignait son époux par le bras et lui montrait Clara réveillée, assise dans son lit, un indicible martyre tiraillant son visage de petite exaltée sanguine! De grosses larmes lui coulaient des joues.
?Flupi! mon Flupi!?
Et tout à coup, elle fit un long cri et tomba dans des convulsions si violentes que les Mortsel pensèrent, toute la nuit, la voir passer entre leurs bras.
VII
Après trois ans de labeur, et en vivant de ménage, les Mortsel possédaient un millier de francs placés en lots de ville. Une de leurs obligations sortit avec une prime de vingt-cinq mille francs. Pour des gens de leur trempe, pleins de bonne volonté et d'adresse, c'était l'avenir assuré. Rikka, la plus ambitieuse des deux, engagea son homme à s'établir. D'abord, il eut peur. Excellent ma?on, outil de choix, il redoutait les c?tés théoriques du métier, les calculs, les écritures. La partie lui semblait risquée. Mais l'industrieuse élève des Bonnes-Soeurs serait là pour lui servir de comptable. Il finit par entendre raison.
En gens prudents ils avaient eu le soin de taire leur aubaine. Leur établissement fut diplomatique: ils exprimèrent des craintes, feignirent des hésitations, invoquèrent les risques et aux plus discrets ils donnaient seulement à deviner qu'un capitaliste leur avan?ait juste les premiers fonds pour attaquer l'entreprise.
Ils réussirent au delà des espérances de Rikka.
C'était l'époque des grandes constructions, des assainissements, du luxe extérieur, de la toilette et de l'apparat des rues. Les patriciens agrandissaient leurs h?tels, les nouveaux riches se faisaient construire des demeures plus somptueuses encore; les pignons et les jardins du négociant en denrées coloniales empêchaient le moindre épicier de dormir. Rikka, douée d'un flair israéliste, doublait, quadruplait, décuplait leur avoir. Des spéculations en terrains portaient leur fortune à un demi-million.
Nikkel, gros bourgeois, président du Conseil de prud'hommes, s'était bati une prétentieuse maison sur une des avenues couvrant les anciens fossés de la forteresse. La fa?ade, où s'enchevêtraient les styles renaissance, gothique, jésuite et rococo, superposait deux étages à quatre fenêtres encorbellées, garnies de balustres. Les poignées de cuivre de la porte de chêne sculpté sortaient de la bouche de mascarons joufflus. A l'angle des deux fa?ades, celui du boulevard et d'une rue nouvellement tracée, une rotonde s'élevait, à quelques mètres au-dessus du toit, en une tourelle à poivrière surmontée de l'immanquable girouette dorée. Il y avait aux fenêtres des rideaux rouges et sur les consoles des cache-pots plantés de jacinthes et de tulipes: une des passions de Rikka.
Au fond de l'allée cochère s'ouvrait une échappée spacieuse bornée à droite par les écuries et les remises, à gauche par les ateliers et les magasins. Derrière verdoyaient, encloses de quatre murs chaperonnés de tuiles rouges, les pelouses d'un jardin anglais qu'une grille à claire-voie protégeait contre les incursions des ouvriers.
L'intérieur accumulait la dose de faste et de confort qu'un millionnaire s'improvise. Plafonds, et lambris, portaient la signature d'un décorateur venu de Bruxelles. Les poufs, les causeuses, les cabinets de laque, les guéridons de Boule, les chinoiseries, les bronzes, les tapis et les tentures d'Orient, les glaces biseautées, les dressoirs chargés d'émaux et de nielles, de cristaux et de vaisselle aveuglante: aucun des accessoires obligés d'un mobilier de nabab ne manquait à ces salons sans cachet et sans plus d'intimité que les cabines de première classe des grands steamers.
VIII
Dès leur montée à la fortune, les Mortsel avaient mis leur fille en pension. Elle y resta trois ans, subissant cette vie de prisonnière avec de sourdes révoltes; camarade farouche, pupille quinteuse, au demeurant bonne écolière. La ma?tresse de littérature lisait comme des modèles ses devoirs révélant une imagination riche mais un peu excentrique, une sensibilité que les sentiments ordinaires semblaient émousser et que piquaient les causes les plus inattendues. Elle avait des intermittences de belle humeur et de mutisme. Elle s'attachait difficilement.
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