La faneuse damour | Page 5

Georges Eekhoud
furieusement le manoeuvre. Ou si, par exception, il parvient à s'asseoir et qu'il essaie aussi de rabattre les paupières, ses voisins lui broient les c?tes, le tirent par le nez et les cheveux, pincent ses cuisses, et ses vis-à-vis lui insufflent dans les narines l'acre bouffée de leur première bouffarde. Ces voyages fournissent le plus fréquent sujet des conversations entre Clara et Flup, à la trêve de midi, lorsqu'elle entra?ne le bénin gar?on loin de ses persécuteurs et se réfugie avec lui sur le pas d'une porte. Car elle s'est éprise du souffre-douleur attiré, de son c?té, par les mines apitoyées de la fillette. Pour savoir les tribulations du trop placide Flup, son amie doit l'interroger; il ne se plaindrait pas du moment qu'elle l'a rejoint; sa large face rayonne et il la mange de ses yeux de chien fidèle. Clara pochette toujours, pour ce tête à tête du midi, une pomme, un sucre d'orge, un caramel au sirop ou une autre de ces friandises du pauvre qu'elle partage avec Flup en se servant de ses doigts et même, ce qu'il préfère, de ses dents. Au jeu d'osselets succédant à ces amoureuses d?nettes, elle le bat sans vergogne. Mais être vaincu par elle c'est de la jouissance. "Bon Flup, pauvre Flupi!" ces mots reviennent sans cesse sur les lèvres de la petite, le bras passé autour de l'encolure de cette excellente pate de gar?on. D'autres fois indignée de sa mansuétude elle le pousse à la révolte: "Fi le polton! Patir avec des bras pareils!"
Flup promet de regimber, mais la première taloche le trouve aussi passif qu'auparavant.
Cependant Clara prend tellement à coeur la cause de son protégé qu'elle se brouille avec plusieurs ma?ons de ses amis, et refuse désormais de jouer avec eux. Son enfantine toquade pour le Mouton (c'est un des surnoms de Flup) amuse beaucoup l'équipe, rien moins que sentimentale, et ils punissent la gamine de ses bouderies et de ses infidélités en exer?ant de nouvelles brimades sur son favori.
A présent, elle passe la plus grande partie du jour au pied de la batisse où s'éreinte le bonasse apprenti. Trompant à tout instant la surveillance de Rikka, elle s'esquive par un entrebaillement de la porte. Elle halète après la présence de son ami, elle n'a plus d'attention que pour Flup et les gestes de Flup: Elle l'attend dès le matin sur le chantier, à l'heure du débarquement des coteries rurales.
Le soir, au moment ou celles-ci détalent pour regagner leurs clochers, son coeur gonfle en voyant le blondin passer la blouse bleue, par-dessus sa cotte de velours fauve et mettre en bandoulière la gourde de fer blanc.
Ces enfants prolongeaient leurs adieux comme s'ils ne devaient plus se revoir! Flup a'attardait, les yeux rivés aux prunelles humides de sa mie et ses mains calleuses froissaient les menottes moins gercées de la bambine.
Les journaliers de Duffel réclamaient Flupi, l'arrachaient même à ces caressantes étreintes, car ils n'entendaient point se priver de leur principale amusoire: ?Allez hop le Mouton! Assez de tendresse. Il en faut pour demain, Marche!?
Clara br?lait de lui baiser ces bonnes grosses lèvres de bigarreau, mais elle se retenait sous les regards narquois des autres, de crainte que cette caresse balsamique ne rapportat de nouvelles bourrades au bien-aimé, et elle se contentait de le tater le long du corps et de s'enfiévrer à la tiédeur particulière que sa jeunesse entretenait dans ses grossiers vêtements de velours c?telé.
Il se dérobait à grand'peine à ces douces privautés, puis se mettait à courir pour rattraper les compagnons et s'insinuait dans leur rang, embo?tait leur pas accéléré.
Une fois deux platriers décoiffèrent Flup et jetant et rattrapant sa casquette sur leurs spatules, ils finirent par plonger celle-ci dans la chaux vive.
En repêchant sa coiffure, le bardot faillit piquer une tête dans la matière corrosive, pour le plus grand déduit des regardants.
Clara, que cette scène exaspérait depuis des minutes, n'y tenant plus, vola comme une guêpe sur l'un de ces tourmenteurs, précisément ce grand échalas de Bastyns que son père avait si bien chatié autrefois, et l'agrippant aux jambes, se mit à le griffer, à le mordre, mena?ant de lui crever les yeux.
L'autre para?t ces attaques en ricanant, n'osant molester la gamine de ce vigoureux Nikkel Mortsel. Celui-ci accourut et fit lacher prise à l'enfant. Mais pour éviter le retour de ces accès et mettre fin à cette ridicule amourette, Rikka conduisit dès le lendemain la fantasque petiote à l'école gardienne.
Ce fut le plus dur des chatiments. Clara supplia, promit d'être très sage: "Je serai gentille avec tous les compagnons; je ne parlerai plus jamais à Flupi, surtout qu'ils sont devenus mauvais pour lui à cause de moi; je resterai tranquillement assise sur le trottoir et regarderai sans bouger."
Les parents se montrèrent inexorables. Tous les jours Clara fut écrouée dans la classe des mioches où, pour
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