La faneuse damour | Page 3

Georges Eekhoud
ces hommes bistres qui la saluaient rondement, la hélaient dès son approche et, après la bafrée, jonglaient avec la mioche comme avec une poupée. Clara souriait d'un petit air sérieux à leurs tours; juchée sur leur épaule ou sur leur poing tendu, frileusement accrochée à leur cou, criait: ?Encore! Encore!? lorsqu'on la remettait à terre, et son ravissement se marquait par une rougeur presque fébrile à ses pommettes.
Il lui arriva d'oublier l'heure et d'être oubliée par son père; alors elle assistait à la reprise du travail. Les tombereaux cahotants charriaient les matériaux; le conducteur enlevait la planche de l'arrière-train, dételait à moitié le cheval, la charrette trébuchait, la charge de briques chavirait et s'écroulait avec fracas, soulevant cette poussière rouilleuse des quais de Niel et de Boom.
Le charretier, aux tons de terre-cuite friandement modelée, rajustait la planche à l'arrière-train du tombereau, sautait à la place des briques, démarrait et s'éloignait à hue, à dia, la longe à la main, sifflant et claquant du fouet....
Cependant reprenait l'argentine musique des truelles raclant la pierre et étendant le mortier, le grincement des ripes, le floc-floc des rabots dans le bassin de sable, le pschitt de l'eau noyant la chaux vive.
La requéraient à présent l'installation des échafaudages, la manoeuvre des poulies, des moufles et des chèvres. Il s'agissait de guinder un de ces énormes monolythes en pierre de taille, et ce n'était par trop d'une équipe de huit hommes pour desservir l'appareil.
Des compagnons, les uns espacés, fixaient les haubans à des points voisins, puis les autres, ahanant, faisaient virer le treuil. Cordages et poulies grin?aient. Suspendus, un pied sur l'échelon, les rudes gars s'exhortaient et s'interpellaient, pesaient sur les leviers, dans des poses de génies de la force; leurs biceps aussi tendus que les cordes; clamant, avant de donner à la fois, le coup de collier, de tra?nantes onomatopées: Otayo! ha-li-hue! Hi-ma-ho!
Et à chaque effort de leurs musculatures réunies, la pierre ne s'élevait que de très peu. Oscillant avec lenteur au bout du cable, contrariant de toute son inertie sournoise l'impulsion intelligente de ces turbineurs, elle tirait sur la poulie comme pour la briser et les réduire en bouillie. Mais la lourde pierre est calée, et Clara s'absorbe à présent dans la contemplation, des gacheurs et goujats en train de préparer le mortier: ils ont creusé le bassin pour l'éteignage de la chaux, épierré le platre en le passant à travers le sas, et maintenant ils arrosent graduellement le mélange du contenu de leurs seaux d'eau. A chaque aspersion, une vapeur monte de l'aire et enveloppe de gaze les manoeuvres déjà blancs comme des pierrots.
Lorsque se dissipe cette vapeur sifflante, Clara les voit corroyer la mixture en se balan?ant sur un pied, et ces mouvements cadencés d'apprentis imberbes, poupards et rablus, la bercent, la fascinent, la grisent presque et suspendent les battements de son coeur.
Il est temps que s'effectue la combinaison de la chaux et du sable. Les ma?tres accroupis sur les massifs attendent leur augée, et, en grommelant, talonnent les gamins.
Gacheurs de se hater, mais il faut que les parcelles de chaux laiteuse et le sable de la Campine, jaune comme les fleurs des genêts, se soient totalement amalgamés.
Alors le goujat gave son ?oiseau? de ce mortier gras, monte à l'échelle et va ravitailler son compagnon.
D'autres adolescents tassent des briques dans un panier ou les dressent sur une planchette horizontale fixée, à hauteur de l'épaule, sur deux montants. Le faix étant complet, le jeune atlante se place entre les deux poteaux, s'arc-boute, se cambre, et l'assied sur l'épaule.
Vaguement angoissée, Clara accompagnait dans leur ascension ces petits hommes, courageux enfants, à peine plus agés qu'elle. Equilibristes irréprochables, presque coquets, ils traversaient des appontements dont leurs pieds déchaussés couvraient la largeur, narguant les vertiges ils passaient entre les g?tages du même pas s?r et mesuré, escaladaient des rangées de poutres, séparées par de larges vides. Et tous, sous leur apparence de mastoc, sous leur apathie d'oursons mal dégrossis, malgré leur dégaine un tantinet balourde, possédaient une adresse et un sang-froid de matelots et de funambules.
La fillette s'inquiétait lorsqu'un trumeau lui masquait durant quelques secondes le hardi grimpeur; mais ses nerfs se détendaient lorsqu'il réapparaissait toujours d'aplomb, toujours sauf, aussi ferme qu'un somnambule, dans la baie d'une fenêtre ou sur le fa?te d'un pignon.

IV
Le métier battant, Nikkel passait ma?tre-compagnon et gagnait de fortes semaines. La femme ramait dur de son c?té, réalisait des économies sans apparente lésine. Tout dans leur logement révélait une propreté de ferme hollandaise. Rikka entretenait ses nippes et celles de son enfant au point de les faire para?tre neuves et bourgeoises. Leur nid formait oasis dans l'affreuse maisonnée au milieu des prolifiques tribus de logeurs rongés de vermine et de crasse. Dans le galetas de huit mètres sur quatre, avec ses deux lits de bois peint jouant l'acajou, sa huche, son poêle,
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