La deux fois morte | Page 9

Jules Lermina
au tout. M. Paul n'est pas triste, il n'est pas malade, c'est tout autre chose...
--Mais encore, explique-toi donc!
--Environ un mois après la mort de madame, comme j'entrais un matin dans la chambre de monsieur, je fus tout surpris de voir qu'il ne s'était pas couché. Le plus étonnant de tout, c'est ceci, oui, il souriait pour la première fois depuis de longs jours. Il mangea beaucoup, avec un appétit que je ne lui connaissais plus, il but même à mon avis plus que de raison. Puis, à la fin du repas, il tomba dans un sommeil si profond, si rapide surtout, que je le laissai étendu sur le canapé et me retirai discrètement. Plusieurs fois dans la journée, je montai pour m'assurer qu'il n'avait besoin de rien; il dormit ainsi jusqu'au soir. Enfin il s'éveilla et je lui conseillai de se mettre au lit. J'admettais fort bien que le désespoir l'e?t brisé au point de lui imposer un repos de vingt-quatre heures. Mais il me répondit assez vivement que j'eusse à lui épargner mes conseils. Tout ce qu'il me demandait, c'était de ne monter dans son appartement sous aucun prétexte, à moins d'appel. Je me le tins pour dit, et, depuis ce jour-là, jamais je ne suis entré chez mon ma?tre de six heures du soir à dix heures du matin.
--Que fait-il pendant ce temps?
--Ah! le sais-je? Toujours est-il que sa vie est ainsi réglée: à dix heures du matin, il sonne, je viens dans sa chambre; il est debout, toujours souriant avec une expression de bonheur qui a quelque chose de surnaturel... oui, presque d'effrayant. Son cabinet est toujours fermé à clef, et jamais depuis cinq mois je n'y ai pénétré. Après le repas, il s'étend sur le canapé et s'endort. Vers cinq heures, il sonne de nouveau, me donne quelques ordres. Je me retire... et c'est tout!
Ceci commen?ait en effet à me para?tre singulier et présentait les sympt?mes d'un dérangement d'esprit.
--Tu me dis que Paul para?t heureux, joyeux... Jamais il ne re?oit personne...
--Oh! je puis vous en répondre. Le matin, je guette les fournisseurs, je les attends devant la porte, pour qu'ils ne sonnent pas. J'avais enlevé le battant, j'?terai la cloche elle-même...
--En somme, repris-je avec assurance, il me semble qu'il y a amélioration dans son état: il boit, il dort. Je ne vois plus que cette manie de claustration et aussi ce renversement des habitudes normales qui le fait dormir le jour et veiller la nuit.
Quel est son état physique? Est-il faible ou fort, vigoureux ou anémié?
--Il y a quelque chose qui m'épouvante, c'est sa paleur, et puis... faut-il que je vous avoue tout--ici Jean baissa la voix--je crois, oui, je crois bien qu'il...
Et, sans prononcer le mot, il leva le pouce au-dessus de ses lèvres.
--Ce serait plus affreux que tout le reste, m'écriai-je. Mais tu sais bien, je suppose, s'il te demande de l'eau-de-vie, de l'absinthe...
--Non, ce n'est pas cela. Il ne me fait apporter qu'une liqueur, que je ne connais pas, d'un go?t et d'une odeur si forts... Tenez, j'en ai là un flacon que je lui monterai demain matin...
Le flacon était bouché à l'émeri, mais l'odeur caractéristique me frappa aussit?t: c'était de l'éther. Je frissonnai: dans l'Extrême-Orient, j'ai rencontré des buveurs d'éther, et jamais l'ivresse ne m'est apparue plus meurtrière. C'est plus que de l'empoisonnement, c'est la combustion lente, irrésistible, corrodant tous les organes...
--Mais, si tu dis vrai, tu as d? remarquer en lui des tremblements nerveux. Son haleine doit être imprégnée de cette odeur.
--Non, je n'ai rien remarqué de cela. Du reste, sa chambre ne sent pas cette odeur-là, je crois bien la reconna?tre à travers la porte de son cabinet.
Ceci me déroutait un peu.
--Bon! fis-je encore. On se guérit de toute passion mauvaise. Je comprends tes inquiétudes, mon ami, mais j'espère pouvoir les dissiper avant peu. Je verrai ton ma?tre, tu vas lui annoncer mon arrivée avec telles précautions que tu jugeras nécessaires. Sois tranquille, je saurai bien faire excuser ta désobéissance, je reprendrai sur lui l'influence que m'assurent mon amitié et mon sang-froid. Ne perdons pas une minute. Monte, mon cher Jean, je t'attends ici.
Mais, loin de m'obéir, Jean secouait la tête.
--Pourquoi hésiter? Tu ne doutes pas de l'affection de Paul pour moi. Il ne re?oit personne, soit, mais moi!
Jean s'était levé, déambulant par la chambre, en proie à un visible embarras. Comme je le regardais curieusement, me demandant quelle lubie nouvelle le troublait, soudain il s'arrêta devant moi, et, me fixant de ses yeux grands ouverts:
--Monsieur, pas ce soir, pas ce soir. J'essaierai demain à dix heures, mais pas ce soir!
--Et pourquoi?
--Parce que...
Il sembla rassembler tout son courage:
--Parce que la nuit... il n'est pas seul!
--Hein? fis-je en bondissant sur mon siège.
--Ah! voilà! Maintenant vous vous demandez si le vieux Jean n'est pas fou, fou à lier. Voyons, croyez-vous de bonne
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