La comtesse de Rudolstadt | Page 9

George Sand
que Frédéric dominait souvent La Mettrie
lui-même. Il le traitait comme un enfant que l'on voit prêt à briser une
glace ou à sauter par une fenêtre, et à qui l'on montre un jouet pour le
distraire et le détourner de sa fantaisie. Chacun fit son commentaire sur
le fameux comte de Saint-Germain; chacun raconta son anecdote.
Poelnitz prétendit l'avoir vu en France, il y avait vingt ans. Et je l'ai
revu ce matin, ajouta-t-il, aussi peu vieilli que si je l'avais quitté d'hier.

Je me souviens qu'un soir, en France, entendant parler de la passion de
Notre-Seigneur Jésus-Christ, il s'écria, de la façon la plus plaisante et
avec un sérieux incroyable: «Je lui avais bien dit qu'il finirait par se
faire un mauvais parti chez ces méchants Juifs. Je lui ai même prédit à
peu près tout ce qui lui est arrivé; mais il ne m'écoutait pas: son zèle lui
faisait mépriser tous les dangers. Aussi sa fin tragique m'a fait une
peine dont je ne me consolerai jamais, et je n'y puis songer sans
répandre des larmes.» En disant cela, ce diable de comte pleurait tout
de bon; et peu s'en fallait qu'il ne nous fit pleurer aussi.
«Vous êtes un si bon chrétien, dit le roi, que cela ne m'étonne point de
vous.»
Poelnitz avait changé trois ou quatre fois de religion, du matin au soir,
pour postuler des bénéfices et des places dont le roi l'avait leurré par
forme de plaisanterie.
«Votre anecdote traîne partout, dit d'Argens au baron, et ce n'est qu'une
facétie. J'en ai entendu de meilleures; et ce qui rend, à mes yeux, ce
comte de Saint-Germain un personnage intéressant et remarquable,
c'est la quantité d'appréciations tout à fait neuves et ingénieuses au
moyen desquelles il explique des événements restés à l'état de
problèmes fort obscurs dans l'histoire. Sur quelque sujet et sur quelque
époque qu'on l'interroge, on est surpris, dit-on, de le voir connaître ou
de lui entendre inventer une foule de choses vraisemblables,
intéressantes, et propres à jeter un nouveau jour sur les faits les plus
mystérieux.
--S'il dit des choses vraisemblables, observa Algarotti, il faut que ce
soit un homme prodigieusement érudit et doué d'une mémoire
extraordinaire.
--Mieux que cela! dit le roi. L'érudition ne suffit pas pour expliquer
l'histoire. Il faut que cet homme ait une puissante intelligence et une
profonde connaissance du coeur humain. Reste à savoir si cette belle
organisation a été faussée par le travers de vouloir jouer un rôle bizarre,
en s'attribuant une existence éternelle et la mémoire des événements
antérieures à sa vie humaine; ou si, à la suite de longues études et de

profondes méditations, le cerveau s'est dérangé, et s'est laissé frapper de
monomanie.
--Je puis au moins, dit Poelnitz, garantir à Votre Majesté la bonne foi et
la modestie de notre homme. On ne le fait pas parler aisément des
choses merveilleuses dont il croit avoir été témoin. Il sait qu'on l'a traité
de rêveur et de charlatan, et il en paraît fort affecté; car maintenant il
refuse de s'expliquer sur sa puissance surnaturelle.
--Eh bien, Sire, est-ce que vous ne mourez pas d'envie de le voir et de
l'entendre? dit La Mettrie. Moi j'en grille.
--Comment pouvez-vous être curieux de cela? reprit le roi. Le spectacle
de la folie n'est rien moins que gai.
--Si c'est de la folie, d'accord; mais si ce n'en est pas?
--Entendez-vous, Messieurs, reprit Frédéric; voici l'incrédule, l'athée
par excellence, qui se prend au merveilleux, et qui croit déjà à
l'existence éternelle de M. de Saint-Germain! Au reste, cela ne doit pas
étonner, quand on sait que La Mettrie a peur de la mort, du tonnerre et
des revenants.
--Des revenants, je confesse que c'est une faiblesse, dit La Mettrie;
mais du tonnerre et de tout ce qui peut donner la mort, je soutiens que
c'est raison et sagesse. De quoi diable aura-t-on peur, je vous le
demande, si ce n'est de ce qui porte atteinte à la sécurité de l'existence?
--Vive Panurge, dit Voltaire.
--J'en reviens à mon Saint-Germain, reprit La Mettrie; messire
Pantagruel devrait l'inviter à souper demain avec nous.
--Je m'en garderai bien, dit le roi; vous êtes assez fou comme cela, mon
pauvre ami, et il suffirait qu'il eût mis le pied dans ma maison pour que
les imaginations superstitieuses, qui abondent autour de nous, rêvassent
à l'instant cent contes ridicules qui auraient bientôt fait le tour de
l'Europe. Oh! la raison, mon cher Voltaire, que son règne nous arrive!

voilà la prière qu'il faut faire chaque soir et chaque matin.
--La raison, la raison! dit La Mettrie, je la trouve séante et bénévole
quand elle me sert à excuser et à légitimer mes passions, mes vices... ou
mes appétits... donnez-leur le nom que vous voudrez! mais quand elle
m'ennuie, je demande à être
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