La cathédrale de Strasbourg pendant la Révolution. (1789-1802) | Page 5

Rodolphe Reuss
plus tard. Et c'est ainsi que, dès la fin de 1789, nous voyons
se dessiner, vaguement encore, mais déjà perceptibles pour
l'observateur attentif, trois groupes distincts dans la population de
Strasbourg. Jouant pour le moment le rôle le plus en évidence, nous
trouvons d'abord le gros de la bourgeoisie protestante et catholique,
sincèrement libérale, aux aspirations humanitaires et réformatrices,
mais non encore entièrement décidée à s'absorber entièrement, à se
perdre joyeusement dans l'unité constitutionnelle de la France de
demain. A côté de lui, plus à gauche, le groupe de plus en plus
nombreux des Français de l'intérieur, des enthousiastes, des impatients,
des politiques ambitieux au flair subtil, attirant à lui les couches

populaires, comprimées jusqu'ici par le régime oligarchique, et visant
avant tout à ce but désiré. Vers la droite enfin, un troisième groupe,
presque exclusivement catholique, se méfiant dès lors de toute
proposition novatrice et chez lequel les atteintes portées à la propriété
ecclésiastique allumaient déjà bien des colères, que les questions
religieuses proprement dites allaient singulièrement aviver l'année
suivante.

II.
Il a pu sembler à quelques-uns de nos lecteurs que cet exposé général
de la situation des esprits à Strasbourg, nous entraînait bien loin de la
Cathédrale et de notre sujet plus restreint. Mais ils comprendront
bientôt, j'espère, que cet aperçu, résumé dans les limites du possible,
était nécessaire pour les orienter sur ce qui va suivre. Si l'on ne
parvenait à se rendre nettement compte des dispositions morales de la
population strasbourgeoise, dès le début de la crise, tout le cours
subséquent de la Révolution dans nos murs risquerait fort de rester une
énigme ou de donner naissance à d'étranges malentendus.
Le prince Louis de Rohan, l'un des plus menacés, il est vrai, puisqu'il
avait sept cent mille livres de rente à perdre, fut aussi l'un des premiers
à se rendre compte de la gravité du danger. On se rappelle qu'il avait
refusé d'abord de siéger à la Constituante. Quand il vit que l'Assemblée
Nationale entamait sérieusement la discussion sur les moyens de
combler le déficit, il profita de la mort de l'abbé Louis, l'un des députés
du clergé alsacien, pour se faire envoyer à sa place à Versailles. Il y
parut dans la séance du 12 septembre, s'excusant sur sa mauvaise santé
d'avoir tant tardé à paraître à son poste et faisant l'éloge du patriotisme
de ses collègues; il prêta même avec une bonne grâce parfaite le
serment civique, exigé des députés. Mais il ne lui servit à rien d'avoir
"énoncé son hommage et son respect", comme Schwendt l'écrivait le
lendemain au Magistrat de Strasbourg, et ce n'est pas de pareilles
démonstrations qui pouvaient détourner la majorité de l'Assemblée du
vote final du 2 novembre, qui mettait les biens du clergé à la
disposition de la Nation. A partir de ce moment le cardinal se retourne

franchement vers la droite et devient bientôt l'un des plus fougueux,
comme l'un des plus directement intéressés parmi les protestataires, qui
font entendre à Versailles leurs doléances contre cette mesure radicale.
Pour un temps les récriminations bruyantes du prince-évêque s'y
mêlèrent aux plaintes plus discrètes de la ville de Strasbourg. Car, en
novembre encore, nous voyons M. Schwendt, l'un de nos députés, se
débattre contre les décisions du Comité féodal de l'Assemblée et tâcher
de persuader à ses collègues qu'il fallait laisser au moins certains de
leurs droits exceptionnels à ses commettants. Il s'appuyait, nous dit-il,
dans cette discussion, bientôt oiseuse, "sur les motifs énoncés
également par M. le cardinal de Rohan, fortifiés encore par notre
capitulation particulière."
Mais il était trop tard pour qu'on pût s'arrêter à des considérations de ce
genre. Surtout après les tristes journées du 5 et 6 octobre, après la
translation forcée de la famille royale dans la capitale, où les députés de
la nation s'installèrent à sa suite, il n'y avait rien à espérer désormais
pour le maintien des droits historiques qui choquaient l'esprit
géométrique de la Constituante. On y était résolu à "ne pas se relâcher
sur la rigueur des principes", comme l'écrivait M. Schwendt, et son
collègue, M. de Türckheim, l'avait si bien compris, qu'il donna sa
démission, sous prétexte de maladie, mais en réalité pour ne pas
assister, le coeur brisé, à la chute définitive du vieux régime
strasbourgeois qui l'avait vu naître et dont il fut l'un des derniers et plus
honorables représentants. Il avait raison; au point où en était la
Révolution française, c'était une illusion de croire que quelques articles
du traité de Munster ou de la capitulation de 1681 empêcheraient les
conséquences logiques des postulats de la raison pure, auxquels
l'Assemblée constituante dut ses plus beaux élans civiques, mais aussi
ses fautes politiques les plus déplorables.
Bientôt cependant la différence d'attitude s'accentua; les autorités
municipales, contenues, dirigées, calmées par l'habile commissaire du
roi, Frédéric de Dietrich, que ses
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