d'Horace, d'un vers de Ronsard ou d'une de ces nonchalantes réflexions de Montaigne qui s'enlacent autour de vos membres et vous pénètrent pour la durée de la vie comme le lierre la muraille? Il n'y a jamais eu, il n'y aura jamais qu'une sorte de littérature, c'est celle qui nous entretient de l'esprit et du coeur humains. Les accidents de l'état social ou des moeurs, comme l'esclavage antique, la féodalité au moyen age, ou le merveilleux scientifique de nos jours, n'ont vraiment d'intérêt que dans la mesure où ils influencent notre manière de penser ou de sentir; or les ?Dialogues? de Platon, qui ne datent pas d'hier, n'ont jamais flatté davantage l'intelligence; la femme de nos jours est aussi perfide que Circé; et n'aime-t-on point encore comme faisait Didon? Un monsieur qui nous e?t raconté avec stupeur les premiers chemins de fer nous para?trait sans doute un peu coco. Je crois bien, moi qui vous parle et qui ai connu les diligences, avoir été un des premiers à narrer un voyage en automobile; je ne voudrais pas le relire à présent, tandis que l'émoi d'une jeune fille à l'éveil de la première tendresse, qui fut sincèrement écrit il y a soixante ou cent ans, il me semble qu'il a conservé sa fra?cheur malgré tout ce que l'ingéniosité des hommes, à leurs moments perdus, a ajouté depuis lors aux arts chimiques et mécaniques.?
Et voyez, s'il vous pla?t, comment les choses arrivent, et les hasards singuliers qui déterminent nos écrits! Pendant que mon jeune homme parlait et pendant que je faisais, à part moi, les précédents retours,--que je me gardais bien de lui communiquer, parce qu'il se serait moqué de moi, vieille barbe,--je prenais la résolution d'abandonner le projet de conte choisi, lequel me paraissait tout à coup encore trop rapproché du temps présent, quoiqu'il ne le f?t certes pas assez au gré de mon visiteur, et je faisais le serment de conter quelque aventure qui, non seulement n'e?t aucun caractère scientifique, mais f?t aussi invraisemblable que possible.
?C'est avoir l'esprit mal fait, me direz-vous, c'est procéder par réaction.? Hélas! je sais bien que nous n'agissons presque jamais d'autre manière, mais ici, je jure que je ne pensais point à réagir; j'aurais au contraire aimé à contenter mon visiteur: j'étais pour lui plein de reconnaissance, car il venait de m'éclairer en me montrant à quel point j'eusse été sot de donner dans les nouveautés.
?Mais ce n'est pas une raison pour écrire une histoire invraisemblable!? Je vous demande bien pardon. A mesure que la littérature s'opposait pour moi, d'une manière définitive, à l'esprit scientifique, je reconnaissais que la véritable littérature était la littérature invraisemblable. Entendons-nous.
Voyons, ne prenez-vous pas en pitié tous ces écrivains qui se donnent un mal affreux pour agencer d'une manière véridique des séries compliquées de faits, lesquels, si bien imbriqués qu'ils soient, ne signifient rien du tout? Que m'importent mille faits ingénieusement combinés, qui ne fournissent aucune lumière à mon esprit, aucune émotion durable à mon coeur? Je vous en prie, croyez-moi: ce ne sont pas les faits qui doivent être vraisemblables, c'est le sens qui se dégage des images présentées à vos yeux. Si je vous dis qu'aidé d'un diable je soulève tous les toits de Paris ou de Madrid et vous montre la vie des hommes que ces couvertures abritent, le fait est nettement incroyable, mais ne nuit en rien au caractère véridique de l'histoire. Il n'est pas vraisemblable que le chêne ait dit jamais quelque chose au roseau: trouvez-vous que la fable de La Fontaine pèche par la base? Les péripéties de Candide sont insensées: il n'existe pas à mon avis d'ouvrage plus vrai.
Ce qui est vraisemblable, hélas! c'est que nous avons été de grands bêtas, en accordant une importance à des éléments qui n'en ont point, et en convertissant, comme nous-mêmes, la littérature au matérialisme. Les faits, ce sont des signes comme les mots. Une littérature qui arrive à conférer des dignités excessives aux mots est proche de la décadence; si pareils honneurs sont rendus aux faits, la pauvre littérature perd son cerveau; c'est une folle, une innocente de village, et sa chair même n'est pas belle, car c'est la vigueur spirituelle qui lui e?t valu son principal agrément.
Mais voilà trop de pédanteries et j'ai hate d'entreprendre le récit d'une aventure à laquelle il me pla?t, je vous en avertis, de donner les apparences de la plus extravagante folie et de la plus surannée.
Je ne sais pas si vous avez lu les ?Contes de ma Mère l'Oye?. On les connaissait de mon temps, et les grandes personnes n'en faisaient pas fi. Je n'en suis pas autrement entiché, mais leur absence de prétention, leur apparence de s'adresser aux enfants--comme l'oeuvre de notre Fabuliste, qu'il faut être un grand sage pour comprendre--m'ont toujours séduit. Il vaut mieux avoir l'air
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