La belle Gabrielle, vol. 1 | Page 3

Auguste Maquet
bien connu les
années précédentes, disette et famine.
Au commencement de juillet, disons-nous, deux compagnies du
régiment des gardes, commandées par Crillon, avaient reçu ordre
d'aller camper, et de former ainsi l'avant-garde de l'armée, entre
Médan et Vilaines. Pour ne pas incommoder les habitants, ce corps
avait dressé des tentes. Crillon, absent la plus grande partie du jour, se
reposait du service sur son premier capitaine. Un petit parc d'artillerie,
installé sur la hauteur, amenait en inspection dans ces parages M. de
Rosny, le futur Sully d'Henri IV, dont les prétentions sur ce chapitre
étaient des plus impérieuses. Comme les gardes se recrutaient parmi
les plus braves cadets des bonnes maisons, la compagnie était choisie,
dans ce poétique séjour. Toutefois, on y mourait d'ennui et de misère.
Adossés au monticule, ayant en face la Seine verte et calme, qui
caressait comme un ruban de moire des îles pittoresques, les pauvres
gardes, brûlés par le radieux soleil, éblouis par la luxuriante verdure
des trembles et des saules, se demandaient entre eux pourquoi les
oiseaux fendaient l'air si joyeux, pourquoi les poissons sautaient si
allègrement dans l'eau, pourquoi les agneaux bondissaient si
gracieusement dans les pâturages, alors qu'il était défendu aux soldats
royalistes de toucher à toutes ces choses qui sont si bonnes, et que Dieu,
dit-on, a créées pour le plaisir et les besoins de l'homme.
Parmi les plus désespérés de ces fantômes errants, il en était un surtout
qui se distinguait par ses hélas lugubres accompagnés d'une
pantomime plus active que celle d'un moulin à vent. Ses deux bras
battaient le vide lorsqu'ils n'étaient point occupés à ranger sur sa
hanche gauche une longue épée pendue à un flasque baudrier de vache,
laquelle épée, impatiente comme son maître, revenait toujours en avant
pour interroger, en la heurtant du pommeau, certaine pochette qui ne
contenait qu'un petit couteau et un bout de mèche pour l'arquebuse.
Ce garde, c'était un jeune homme de vingt ans au plus, trapu, nerveux,
au teint de bistre, ombragé par de longs cheveux noirs que les huiles du
parfumeur n'avaient pas assouplies depuis le siège de Rouen,

c'est-à-dire depuis près d'une année; ce jeune homme, disons-nous,
lorsqu'il avait bien tourmenté ses bras et son épée, mettait sa main en
guise de visière sur deux yeux dilatés et fixes comme ceux d'un aigle, et
il fouillait de ce regard inquisiteur tout l'horizon de Médan à
Saint-Germain, demi-cercle immense où Dieu s'est plu à accumuler les
plus riches échantillons de ses oeuvres.
--Eh bien! Pontis, notre recrue, lui dit l'officier-capitaine qui se faisait
coudre du ruban frais par son laquais, à l'ombre d'un tilleul chargé de
fleurs, que voyez-vous de si beau dans les nuages? apercevrait-on d'ici
le donjon de messieurs vos ancêtres? qui sait? ces nuages ont peut-être
passé au-dessus?
--Sambioux, mon capitaine, repartit le jeune homme avec un sourire
contraint, Pontis en Dauphiné est trop loin pour qu'on l'aperçoive.
D'ailleurs, je n'y songe point, Pontis est à monsieur mon frère aîné qui
m'en a mis poliment dehors. Et c'est heureux pour moi ajouta-t-il en
forçant de plus en plus son sourire, car si je me gobergeais chez moi, je
n'aurais pas l'honneur de servir le roi sous vos ordres.
--Stérile honneur, grommela une voix sourde partie d'un groupe de
gardes, gentilshommes huguenots, pittoresquement vautrés au
penchant d'un tertre.
Ni Pontis, ni le capitaine ne feignirent d'avoir entendu. Celui-ci frisa
ses rubans jonquille, celui-là reprit sa contemplation en murmurant:
--Oh! non, ce n'est pas les nuages que je regarde.
--Quoi donc, alors? dirent ensemble plusieurs compagnons qui se
soulevèrent à demi autour de Pontis.
--J'admire, messieurs, toutes ces fumées noires, bleues et blondes qui
montent des cheminées de Poissy.
--Eh! qu'avez-vous affaire de fumées? reprit le capitaine; fumée est
vide!

Pontis, comme plongé dans une mélancolique extase:
--Oh! dit-il, la fumée bleue me représente une eau bouillante dans
laquelle se peuvent cuire oeufs, poissons et menus abattis de volailles;
la rousse me semble née d'un gril chargé de côtelettes et de saucisses;
la noire vient tout simplement des fours de boulangers... On fait de si
bon pain à Poissy!
--Nous ne sommes pas à Poissy, répondit philosophiquement un des
gardes qui s'étendit sur l'herbe brûlée; nous sommes sur les terres de
Sa Majesté.
--Dirai-je très-chrétienne? demanda un autre d'un ton goguenard.
--Pas encore mais bientôt, j'espère, dit vivement Pontis. Le roi nous fait
mourir de faim parce qu'il n'est pas catholique. Que ne l'est-il?
--Eh! eh! monsieur de la messe, crièrent au jeune homme plusieurs
huguenots réveillés par ce souhait de Pontis, si vous n'êtes pas de la
religion, n'en dégoûtez pas les autres.
Le capitaine s'éloigna en chantonnant, pour ne point se compromettre.
--Ma foi! messieurs, dit Pontis, ne chicanez pas pour si peu; nous
sommes bien tous de la même église, allez!
--Bah! firent les huguenots, depuis quand?
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