La Vénus dIlle | Page 9

Prosper Mérimée
sandales, retrousser ses manches, et, d'un air assuré, se mettre à la tête du parti vaincu, comme César ralliant ses soldats à Dyrrachium. Je sautai la haie, et me pla?ai commodément à l'ombre d'un micocoulier, de fa?on à bien voir les deux camps.
Contre l'attente générale, M. Alphonse manqua la première balle; il est vrai qu'elle vint rasant la terre et lancée avec une force surprenante par un Aragonais qui paraissait être le chef des Espagnols.
C'était un homme d'une quarantaine d'années, sec et nerveux, haut de six pieds, et sa peau olivatre avait une teinte presque aussi foncée que le bronze de la Vénus.
M. Alphonse jeta sa raquette à terre avec fureur. ?C'est cette maudite bague, s'écria-t-il, qui me serre le doigt, et me fait manquer une balle s?re!?
Il ?ta, non sans peine, sa bague de diamants: je m'approchais pour la recevoir; mais il me prévint, courut à la Vénus, lui passa la bague au doigt annulaire, et reprit son poste à la tête des Illois. Il était pale, mais calme et résolu. Dès lors il ne fit plus une seule faute, et les Espagnols furent battus complètement. Ce fut un beau spectacle que l'enthousiasme des spectateurs: les uns poussaient mille cris de joie en jetant leurs bonnets en l'air; d'autres lui serraient les mains, l'appelant l'honneur du pays. S'il e?t repoussé une invasion, je doute qu'il e?t re?u des félicitations plus vives et plus sincères. Le chagrin des vaincus ajoutait encore à l'éclat de sa victoire.
?Nous ferons d'autres parties, mon brave, dit-il à l'Aragonais d'un ton de supériorité; mais je vous rendrai des points.?
J'aurais désiré que M. Alphonse f?t plus modeste, et je fus presque peiné de l'humiliation de son rival.
Le géant espagnol ressentit profondément cette insulte. Je le vis palir sous sa peau basanée. Il regardait d'un air morne sa ra- quette en serrant les dents; puis, d'une voix étouffée, il dit tout bas: Me lo pagarás.
La voix de M. de Peyrehorade troubla le triomphe de son fils; mon h?te, fort étonné de ne point le trouver présidant aux apprêts de la calèche neuve, le fut bien plus encore en le voyant tout en sueur, la raquette à la main. M. Alphonse courut à la maison, se lava la figure et les mains, remit son habit neuf et ses souliers vernis, et cinq minutes après nous étions au grand trot sur la route de Puygarrig. Tous les joueurs de paume de la ville et grand nombre de spectateurs nous suivirent avec des cris de joie. à peine les chevaux vigoureux qui nous tra?naient pouvaient-ils maintenir leur avance sur ces intrépides Catalans.
Nous étions à Puygarrig, et le cortège allait se mettre en marche pour la mairie, lorsque M. Alphonse, se frappant le front, me dit tout bas:
?Quelle brioche! J'ai oublié la bague! Elle est au doigt de la Vénus, que le diable puisse emporter! Ne le dites pas à ma mère au moins. Peut-être qu'elle ne s'apercevra de rien.
-- Vous pourriez envoyer quelqu'un, lui dis-je.
-- Bah! mon domestique est resté à Ille. Ceux-ci, je ne m'y fie guère. Douze cents francs de diamants! cela pourrait en tenter plus d'un. D'ailleurs que penserait-on ici de ma distraction? Ils se moqueraient trop de moi. Ils m'appelleraient le mari de la statue... Pourvu qu'on ne me la vole pas! Heureusement que l'idole fait peur à mes coquins. Ils n'osent l'approcher à longueur de bras. Bah! ce n'est rien; j'ai une autre bague.?
Les deux cérémonies civile et religieuse s'accomplirent avec la pompe convenable; et mademoiselle de Puygarrig re?ut l'anneau d'une modiste de Paris, sans se douter que son fiancé lui faisait le sacrifice d'un gage amoureux. Puis on se mit à table, où l'on but, mangea, chanta même, le tout fort longuement. Je souffrais pour la mariée de la grosse joie qui éclatait autour d'elle; pourtant elle faisait meilleure contenance que je ne l'aurais espéré, et son embarras n'était ni de la gaucherie ni de l'affectation.
Peut-être le courage vient-il avec les situations difficiles.
Le déjeuner terminé quand il plut à Dieu, il était quatre heures; les hommes allèrent se promener dans le parc, qui était magnifique, ou regardèrent danser sur la pelouse du chateau les paysannes de Puygarrig, parées de leurs habits de fête. De la sorte, nous employames quelques heures. Cependant les femmes étaient fort empressées autour de la mariée, qui leur faisait admirer sa corbeille. Puis elle changea de toilette, et je remarquai qu'elle couvrit ses beaux cheveux d'un bonnet et d'un chapeau à plumes, car les femmes n'ont rien de plus pressé que de prendre, aussit?t qu'elles le peuvent, les parures que l'usage leur défend de porter quand elles sont encore demoiselles.
Il était près de huit heures quand on se disposa à partir pour Ille. Mais d'abord eut lieu une scène pathétique. La tante de mademoiselle de Puygarrig, qui lui servait de
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