La Vénus dIlle | Page 5

Prosper Mérimée
corps nu, comme les Anciens représentaient d'ordinaire les grandes divinités; la main droite, levée à la hauteur du sein, était tournée, la paume en dedans, le pouce et les deux premiers doigts étendus, les deux autres légèrement ployés. L'autre main, rapprochée de la hanche, soutenait la draperie qui couvrait la partie inférieure du corps. L'attitude de cette statue rappelait celle du Joueur de mourre qu'on désigne, je ne sais trop pourquoi, sous le nom de Germanicus. Peut-être avait-on voulu représenter la déesse jouant au jeu de mourre.
Quoi qu'il en soit, il est impossible de voir quelque chose de plus parfait que le corps de cette Vénus; rien de plus suave, de plus voluptueux que ses contours; rien de plus élégant et de plus noble que sa draperie. Je m'attendais à quelque ouvrage du Bas- Empire; je voyais un chef-d'oeuvre du meilleur temps de la statuaire. Ce qui me frappait surtout, c'était l'exquise vérité des formes, en sorte qu'on aurait pu les croire moulées sur nature, si la nature produisait d'aussi parfaits modèles.
La chevelure, relevée sur le front, paraissait avoir été dorée autrefois. La tête, petite comme celle de presque toutes les statues grecques, était légèrement inclinée en avant. Quant à la figure, jamais je ne parviendrai à exprimer son caractère étrange, et dont le type ne se rapprochait de celui d'aucune statue antique dont il me souvienne. Ce n'était point cette beauté calme et sévère des sculpteurs grecs, qui, par système, donnaient à tous les traits une majestueuse immobilité. Ici, au contraire, j'observais avec surprise l'intention marquée de l'artiste de rendre la malice arrivant jusqu'à la méchanceté. Tous les traits étaient contractés légèrement: les yeux un peu obliques, la bouche relevée des coins, les narines quelque peu gonflées. Dédain, ironie, cruauté, se lisaient sur ce visage d'une incroyable beauté cependant. En vérité, plus on regardait cette admirable statue, et plus on éprouvait le sentiment pénible qu'une si merveilleuse beauté p?t s'allier à l'absence de toute sensibilité.
?Si le modèle a jamais existé, dis-je à M. de Peyrehorade, et je doute que le ciel ait jamais produit une telle femme, que je plains ses amants! Elle a d? se complaire à les faire mourir de désespoir. Il y a dans son expression quelque chose de féroce, et pourtant je n'ai jamais vu rien de si beau.
-- C'est Vénus tout entière à sa proie attachée!? s'écria M. de Peyrehorade, satisfait de mon enthousiasme.
Cette expression d'ironie infernale était augmentée peut-être par le contraste de ses yeux incrustés d'argent et très brillants avec la patine d'un vert noiratre que le temps avait donnée à toute la statue. Ces yeux brillants produisaient une certaine illusion qui rappelait la réalité, la vie. Je me souvins de ce que m'avait dit mon guide, qu'elle faisait baisser les yeux à ceux qui la regardaient. Cela était presque vrai, et je ne pus me défendre d'un mouvement de colère contre moi-même en me sentant un peu mal à mon aise devant cette figure de bronze.
?Maintenant que vous avez tout admiré en détail, mon cher collègue en antiquaillerie, dit mon h?te, ouvrons, s'il vous pla?t, une conférence scientifique. Que dites-vous de cette inscription, à laquelle vous n'avez point pris garde encore??
Il me montrait le socle de la statue, et j'y lus ces mots:
CAVE AMANTEM.
?Quid dicis, doctissime? me demanda-t-il en se frottant les mains. Voyons si nous nous rencontrerons sur le sens de ce cave amantem!
-- Mais, répondis-je, il y a deux sens. On peut traduire: ?Prends garde à celui qui t'aime, défie-toi des amants.? Mais, dans ce sens, je ne sais si cave amantem serait d'une bonne latinité. En voyant l'expression diabolique de la dame, je croirais plut?t que l'artiste a voulu mettre en garde le spectateur contre cette terrible beauté. Je traduirais donc: ?Prends garde à toi si elle t'aime.?
-- Humph! dit M. de Peyrehorade, oui, c'est un sens admirable; mais, ne vous en déplaise, je préfère la première traduction, que je développerai pourtant. Vous connaissez l'amant de Vénus?
-- Il y en a plusieurs.
-- Oui; mais le premier, c'est Vulcain. N'a-t-on pas voulu dire: ?Malgré toute ta beauté, ton air dédaigneux, tu auras un forgeron, un vilain boiteux pour amant!? Le?on profonde, monsieur, pour les coquettes!?
Je ne pus m'empêcher de sourire, tant l'explication me parut tirée par les cheveux.
?C'est une terrible langue que le latin avec sa concision, observai-je pour éviter de contredire formellement mon antiquaire, et je reculai de quelques pas afin de mieux contempler la statue.
-- Un instant, collègue! dit M. de Peyrehorade en m'arrêtant par le bras, vous n'avez pas tout vu. Il y a encore une autre inscrip- tion. Montez sur le socle et regardez au bras droit.?
En parlant ainsi il m'aidait à monter.
Je m'accrochai sans trop de fa?ons au cou de la Vénus, avec laquelle je commen?ais à me familiariser. Je la regardai même un
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