La Suggestibilité | Page 8

Alfred Binet
la considérons comme une impression subjective, sujette à des erreurs de toutes sortes. Voilà ce qu'aurait d? se rappeler un auteur américain, M. Luckens[15], qui dit avoir été très frappé, dans une visite faite à Bérillon, de cette assimilation de la suggestibilité à l'éducabilité; il aurait d? demander des preuves, et jusqu'à ce qu'elles lui eussent été fournies, suspendre son jugement[16].
[Note 15: Luckens. Notes abroad, Pedagogical Seminary, 10, 1898.]
[Note 16: Je crois devoir ajouter quelques remarques sur les rapports pouvant exister entre la suggestibilité d'une personne et son intelligence. Il me para?t incontestable qu'un certain degré d'intelligence est nécessaire pour comprendre la suggestion donnée, et une personne qui ne comprendra pas une suggestion trop complexe pour son intelligence se trouvera, par ce fait même, incapable de l'exécuter; l'échec ne viendra pas de son défaut de suggestibilité, mais de son défaut d'intelligence. Je prends tout de suite un exemple: un enfant d'école primaire ne pourra pas, par suggestion, résoudre une équation à deux inconnues, ou faire un problème de calcul intégral. Dans ce sens, on peut dire que l'intelligence du sujet n'est pas sans relation avec sa suggestibilité. Nous rencontrons du reste cette relation lorsque nous nous adressons pour nos recherches aux enfants très jeunes; à cinq ans, et à six ans, un enfant me para?t être en général beaucoup plus suggestible qu'à neuf ans; mais son extrême suggestibilité se trouve neutralisée dans bien des cas par son incapacité à comprendre la suggestion.]
J'ai fait il y a cinq ans environ, en collaboration avec V. Henri, des expériences de suggestion qui rentrent dans cette catégorie, c'est-à-dire qui sont la mise en oeuvre de l'autorité morale; ce n'étaient point des suggestions d'actes ou de sensations; la suggestion était dirigée de manière à troubler seulement un acte de mémoire. Une ligne modèle de 40 millimètres de longueur étant présentée à l'enfant, il devait la retrouver, par mémoire ou par comparaison directe, dans un tableau composé de plusieurs lignes, parmi lesquelles se trouvait réellement la ligne modèle. Au moment où il venait de faire sa désignation, on lui adressait régulièrement, et toujours sur le même ton, la phrase suivante: ?En êtes-vous bien s?r? N'est-ce pas la ligne d'à c?té?? Il est à noter que sous l'influence de cette suggestion discrète, faite d'un ton très doux, véritable suggestion scolaire, la majorité des enfants abandonne la ligne d'abord désignée et en choisit une autre. La répartition des résultats montre que les enfants les plus jeunes sont plus sensibles à la suggestion que leurs a?nés: en outre, la suggestion est plus efficace quand l'opération qu'on cherche à modifier est faite de mémoire que quand elle est faite par comparaison directe (c'est-à-dire le modèle et le tableau de lignes se trouvant simultanément sous les yeux de l'enfant); voici quelques chiffres:
NOMBRE DES CAS Où LES ENFANTS ONT CHANGé LEUR RéPONSE
Dans la Dans la comparaison Moyenne. mémoire. directe.
Cours élémentaire. 89% 74% 81,5%
-- moyen. 80% 73% 76,5%
-- supérieur. 54% 48% 51%
Dans ces chiffres sont confondus les enfants qui, avant la suggestion, ont fait une désignation exacte de la ligne égale au modèle, et les enfants qui ont fait une désignation fausse. Il faut maintenant distinguer ces deux groupes d'enfants, dont chacun présente un intérêt particulier. Les enfants qui se sont trompés une première fois font en général une désignation plus exacte, grace à la suggestion; ainsi, si l'on compte ceux dont la seconde désignation se rapproche plus du modèle que la première, on en trouve 81 p. 100, tandis que ceux qui s'en éloignent davantage forment une petite minorité de 19 p. 100. Quant aux enfants qui ont vu juste la première fois, ils sont remarquables par la fermeté avec laquelle ils résistent à la suggestion, qui, dans leur cas, est perturbatrice; 56 p. 100 seulement abandonnent leur première opinion, tandis que dans le cas d'une réponse inexacte, il y en a 72 p. 100 qui changent de désignation.
Je ferai remarquer que cette étude de V. Henri et de moi a été con?ue dans un esprit un peu différent de celui qu'on trouve dans d'autres travaux du même genre. Nous ne nous sommes pas simplement proposés de montrer que les enfants, ou que tels et tels enfants sont suggestibles, mais nous avons cherché à préciser le mécanisme de cette suggestibilité, en étudiant les conditions mentales où la suggestion réussit le mieux; on a vu que la suggestion réussit le mieux dans les cas où la certitude de l'enfant, sa confiance est le plus faible, par exemple lorsqu'il fait sa comparaison de mémoire au lieu de faire une comparaison directe, ou lorsqu'il a fait une première comparaison erronée; d'où l'on pourrait déduire cette règle provisoire que: la suggestibilité d'une personne sur un point est en raison inverse de son degré de certitude relativement à ce point.
Il y a donc un progrès, me semble-t-il,
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 149
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.