La San-Felice | Page 7

Alexandre Dumas, père
dit le cardinal en se levant à la force de ses poignets appuyés sur la table et en regardant fixement l'ambassadeur.
--Comment, ce n'est pas le tout? Il lui arriverait donc encore quelque chose après avoir été pendu?
--Non, mais avant de l'être, monsieur.
--Et que lui arriverait-il, monseigneur?
--Il lui arriverait que le cardinal Ruffo, regardant comme indigne de son caractère et de son rang de discuter plus longtemps les intérêts des rois et la vie des hommes avec un coquin de son espèce, l'inviterait à sortir de sa maison, et, s'il n'obéissait pas à l'instant même, le ferait jeter par la fenêtre.
Le plénipotentiaire tressaillit.
--Mais, continua Ruffo en adoucissant sa voix jusqu'à la courtoisie et son visage jusqu'au sourire, comme vous n'êtes point le commandant du chateau Saint-Elme, que vous êtes seulement son envoyé, je me contenterai de vous prier, monsieur, de lui reporter mot pour mot la conversation que nous venons d'avoir ensemble, en l'assurant bien positivement qu'il est tout à fait inutile qu'il tente à l'avenir aucune nouvelle négociation avec moi.
Sur quoi, le cardinal s'inclina, et, d'un geste moitié poli, moitié impératif, indiqua la porte au colonel, qui sortit, plus furieux encore de voir sa spéculation manquée qu'humilié de l'injure qui lui était faite.

LXXXV
OU IL EST PROUVé QUE FRèRE JOSEPH VEILLAIT SUR SALVATO
C'était pendant la matinée du 27 que Salvato et Luisa avaient quitté le Chateau-Neuf pour le fort Saint-Elme: le même jour, les chateaux devaient être rendus aux Anglais, et les patriotes embarqués.
Du haut des remparts, Salvato et Luisa avaient pu voir les Anglais prendre possession des forts et les patriotes descendre dans les tartanes.
Quoique tout par?t s'accomplir loyalement et selon les conditions du traité, Salvato conserva les doutes qu'il avait con?us sur sa complète exécution.
Il est vrai que, pendant tout le jour et pendant toute la soirée du 27, le vent avait soufflé de l'ouest, et s'était opposé à ce que les tartanes missent à la voile.
Mais, pendant la nuit du 27 au 28, le vent avait sauté au nord-nord-ouest, et, par conséquent, était devenu tout à fait favorable au départ; cependant, les tartanes ne bougeaient pas.
Salvato, ayant Luisa appuyée à son bras, les regardait inquiet du haut des remparts, lorsqu'il fut joint par le colonel Mejean, lequel lui annon?a que, contre son attente, le lieutenant-colonel étant de retour au fort vingt-quatre heures plus t?t qu'il ne le pensait, rien ne s'opposait à ce qu'il l'accompagnat dans la course qu'il comptait faire la prochaine nuit.
La chose fut donc arrêtée.
La journée se passa en conjectures. Le vent continuait d'être favorable, et Salvato ne voyait faire aucun préparatif de départ. Sa conviction était qu'il se préparait quelque catastrophe.
Du point élevé où il se trouvait, il planait sur tout le golfe, et pouvait voir, à l'aide d'une longue-vue, tout ce qui se passait dans les tartanes et même sur les vaisseaux de guerre.
Vers cinq heures, une barque, montée par un officier et quelques marins, se détacha des flancs du Foudroyant et s'avan?a vers l'une des tartanes.
Il se fit alors un grand mouvement à bord de la tartane que la barque venait d'accoster; douze personnes furent tirées de la tartane et descendirent dans la barque; puis la barque volta et rama de nouveau vers le Foudroyant, sur le pont duquel montèrent les douze patriotes, qui bient?t, pour ne plus repara?tre, s'enfoncèrent dans les flancs du vaisseau.
Ce fait, dont Salvato cherchait en vain l'explication, lui donna beaucoup à penser.
La nuit vint. Cette excursion que devait faire Mejean inquiétait Luisa. Salvato lui en expliqua la cause en lui faisant part du marché qu'il avait conclu avec Mejean et moyennant lequel il avait acheté leur commun salut.
Luisa serra la main de Salvato.
--N'oublie pas, au besoin, lui dit-elle, que j'ai toute une fortune chez les pauvres Backer.
--Mais à cette fortune, qui n'est point entièrement à toi, répondit en souriant Salvato, n'était-il pas convenu que nous ne toucherions qu'à la dernière extrémité?
Luisa fit un signe affirmatif.
Une heure avant, la sortie du fort, c'est-à-dire vers les onze heures, on discuta si l'on irait au tombeau de Virgile, distant d'un quart de lieue à peu près du fort Saint-Elme, avec une petite escorte, c'est-à-dire en ayant l'air de faire une patrouille,--ou bien si Salvato et Mejean iraient seuls et déguisés.
On opta pour le déguisement.
On se procura deux habits de paysan. Il fut convenu que, si l'on faisait quelque rencontre inattendue, ce serait Salvato qui prendrait la parole. Il parlait le patois napolitain de telle fa?on, qu'il était impossible de le reconna?tre pour ce qu'il était.
L'un prit un pic, et l'autre une bêche, et, à minuit, tous deux sortirent du fort. Ils semblaient deux ouvriers revenant de l'ouvrage et regagnant leur maison.
La nuit, sans être sombre, était nuageuse. La lune, de temps en temps, disparaissait derrière des masses de vapeurs dont elle avait peine à percer l'opacité.
Ils sortirent par une petite
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