La San-Felice, Tome VI | Page 2

Alexandre Dumas, père
vent n'a point tenu, mais nous allons avoir un grain.
--Sans compter, milord, répondit Henry, que nous sommes en mauvaise position pour le recevoir. Nous aurions d? faire même route que la Minerve.
Nelson ne put réprimer un mouvement de mauvaise humeur.
--Je n'aime pas plus que Votre Seigneurie cet orgueilleux Caracciolo qui la commande; mais il faut convenir, milord, que le compliment que vous vouliez bien me faire tout à l'heure, lui aussi le mérite. C'est un véritable homme de mer, et la preuve, c'est qu'en passant entre Capri et le cap Campanella, il a au vent Capri,--qui va adoucir pour lui la violence du grain que nous recevrons, sans en perdre une goutte de pluie ni une bouffée de vent,--et sous le vent tout le golfe de Salerne.
Nelson se tourna avec inquiétude vers la masse noire qui se dressait devant lui et qui, du c?té du sud-ouest, ne présente aucun abri.
--Bon! dit-il, nous sommes à un mille de Capri.
--Je voudrais en être à dix milles, dit Henry entre ses dents, mais pas assez bas, cependant, pour que Nelson ne l'entend?t pas.
Une rafale d'ouest passa, précurseur du grain dont parlait Henry.
--Faites amener les perroquets et serrez le vent.
--Votre Seigneurie ne craint point pour la mature? demanda Henry.
--Je crains la c?te, voilà tout, répondit Nelson.
Henry, de cette voix pleine et sonore du marin qui commande aux vents et aux flots, répéta le commandement, qui s'adressait à la fois aux matelots de quart et au timonier:
--Amenez les perroquets! Lofez!
Le roi avait entendu cette conversation et ce commandement sans rien y comprendre; seulement, il avait deviné qu'on était menacé d'un danger et que ce danger venait de l'ouest.
Il acheva donc de monter sur la dunette, et, quoique Nelson n'entend?t guère mieux l'italien que, lui, Ferdinand, n'entendait l'anglais, il lui demanda:
--Est-ce qu'il y a du danger, milord?
Nelson s'inclina, et, se tournant vers Henry:
--Je crois que Sa Majesté me fait l'honneur de m'interroger, dit-il. Répondez, Henry, si vous avez compris ce qu'a demandé le roi.
--Il n'y a jamais de danger, sire, répondit Henry, sur un batiment commandé par milord Nelson, parce que sa prévoyance va au-devant de tous les dangers; seulement, je crois que nous allons avoir un grain.
--Un grain de quoi? demanda le roi.
--Un grain de vent, répondit Henry ne pouvant s'empêcher de sourire.
--Je trouve le temps assez beau cependant, dit le roi en regardant, au-dessus de sa tête, la lune qui glissait sur un ciel ouaté de nuages laissant entre eux des intervalles d'un bleu foncé.
--Ce n'est point au-dessus de notre tête qu'il faut regarder, sire. C'est là-bas, à l'horizon, devant nous. Votre Majesté voit-elle cette ligne noire qui monte lentement dans le ciel et qui n'est séparée de la mer, aussi sombre qu'elle, que par un trait de lumière, qui semble un fil d'argent? Dans dix minutes elle éclatera au-dessus de nous.
Une seconde bouffée de vent passa, chargée d'humidité; sous sa pression, le Van-Guard s'inclina et gémit.
--Carguez la grande voile! dit Nelson laissant Henry continuer la conversation avec le roi et jetant ses commandements sans transmission intermédiaire. Halez bas le grand foc!
Cette manoeuvre fut exécutée avec une promptitude qui indiquait que l'équipage en comprenait l'importance, et le vaisseau, déchargé d'une partie de sa toile, navigua sous sa brigantine, sous ses trois huniers et sous son petit foc.
Nelson se rapprocha de Henry et lui dit quelques mots en anglais.
--Sire, dit Henry, Sa Seigneurie me prie de faire observer à Votre Majesté que, dans quelques minutes, le grain va s'abattre sur nous, et que, si elle reste sur le pont, la pluie n'aura pas plus de respect pour elle que pour le dernier de nos midshipmen.
--Puis-je rassurer la reine et lui dire qu'il n'y a pas de danger? demanda le roi, qui n'était point faché d'être rassuré lui-même en passant.
--Oui, sire, répondit Henry. Avec l'aide de Dieu, milord et moi répondons de tout.
Le roi descendit, toujours suivi de Jupiter, qui, soit redoublement de malaise, soit pressentiment comme en ont parfois les animaux à l'approche du danger, le suivit en gémissant. Comme l'avait annoncé Henry, quelques minutes s'étaient à peine écoulées, que le grain s'abattait sur le Van-Guard et qu'avec un effroyable accompagnement de tonnerre et un déluge de pluie, il déclarait la guerre à toute la flotte.
Ferdinand jouait de malheur: après qu'il avait été trahi par la terre, la mer à son tour le trahissait.
Malgré l'assurance que lui avait donnée le roi en descendant près d'elle, la reine, aux premières secousses qu'éprouva le vaisseau et aux premiers gémissements qu'il poussa, comprit que le Van-Guard était aux prises avec l'ouragan. Placée immédiatement au-dessous du pont, elle entendait sans en rien perdre ce piétinement pressé et irrégulier des matelots qui indique le danger par les efforts que l'on fait pour lutter contre lui. Elle était assise sur son lit, avec toute sa famille groupée autour d'elle, et Emma,
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 79
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.