La Rôtisserie de la Reine Pédauque | Page 9

Anatole France
vie, tant et si bien qu'elle souhaita ardemment de me suivre avec les reliques que je portais et de faire avec moi de beaux pèlerinages, notamment à la Vierge noire de Chartres? J'y consentis à la condition qu'elle pr?t un habit ecclésiastique. Ce qu'elle fit sans murmurer.
--Taisez-vous! répondit mon père, vous êtes un débauché. Vous n'avez point le respect de votre habit. Retournez d'où vous venez et allez voir, s'il vous pla?t, dans la rue si la reine Pédauque a des engelures.
Mais ma mère fit signe au frère de s'asseoir sous le manteau de la cheminée, ce qu'il fit tout doucement.
--Il faut beaucoup pardonner aux capucins, dit l'abbé, car ils pèchent sans malice.
Mon père pria M. Coignard de ne plus parler de cette engeance, dont le seul nom lui échauffait les oreilles.
--Ma?tre Léonard, dit l'abbé, la philosophie induit l'ame à la clémence. Pour ma part, j'absous volontiers les fripons, les coquins et tous les misérables. Et même je ne garde pas rancune aux gens de bien, quoiqu'il y ait beaucoup d'insolence dans leur cas. Et si, comme moi, ma?tre Léonard, vous aviez fréquenté les personnes respectables, vous sauriez qu'elles ne valent pas mieux que les autres et qu'elles sont d'un commerce souvent moins agréable. Je me suis assis à la troisième table de M. l'évêque de Séez, et deux serviteurs, vêtus de noir, s'y tenaient à mon c?té: la Contrainte et l'Ennui.
--Il faut convenir, dit ma mère, que les valets de monseigneur portaient des noms facheux. Que ne les nommait-il Champagne, l'Olive ou Frontin, selon l'usage!
L'abbé reprit:
--Il est vrai que certaines personnes s'arrangent aisément des incommodités qu'on éprouve à vivre parmi les grands. Il y avait à la deuxième table de M. l'évêque de Séez un chanoine fort poli, qui demeura jusqu'à son dernier moment sur le pied cérémonieux. Apprenant qu'il était au plus mal, monseigneur l'alla voir dans sa chambre et le trouva à toute extrémité: "Hélas! dit le chanoine, je demande pardon à Votre Grandeur d'être obligé de mourir devant Elle.
--Faites, faites! ne vous gênez point," répondit monseigneur avec bonté.
A ce moment, ma mère apporta le r?ti et le posa sur la table avec un geste empreint de gravité domestique dont mon père fut ému, car il s'écria brusquement et la bouche pleine:
--Barbe, vous êtes une sainte et digne femme.
--Madame, dit mon bon ma?tre, est en effet comparable aux femmes fortes de l'écriture. C'est une épouse selon Dieu.
--Dieu merci! dit ma mère, je n'ai jamais trahi la fidélité que j'ai jurée à Léonard Ménétrier, mon mari, et je compte bien, maintenant que le plus difficile est fait, n'y point manquer jusqu'à l'heure de la mort. Je voudrais qu'il me gardat sa foi comme je lui garde la mienne.
--Madame, j'avais vu, du premier coup d'oeil, que vous étiez une honnête femme, repartit l'abbé, car j'ai ressenti près de vous une quiétude qui tenait plus du ciel que de la terre.
Ma mère, qui était simple, mais point sotte, entendit fort bien ce qu'il voulait dire et lui répliqua que, s'il l'avait connue vingt ans en ?à, il l'aurait trouvée toute autre qu'elle n'était devenue dans cette r?tisserie, où sa bonne mine s'en était allée au feu des broches et à la fumée des écuelles. Et, comme elle était piquée, elle conta que le boulanger d'Auneau la trouvait assez à son go?t pour lui offrir des gateaux chaque fois qu'elle passait devant son four. Elle ajouta vivement qu'au reste, il n'est fille ou femme si laide qui ne puisse mal faire quand l'envie lui en prend.
--Cette bonne femme a raison, dit mon père. Je me rappelle qu'étant apprenti dans la r?tisserie de l'Oie Royale, proche la porte Saint-Denis, mon patron, qui était en ce temps-là porte-bannière de la confrérie, comme je le suis aujourd'hui, me dit: "Je ne serai jamais cocu, ma femme est trop laide". Cette parole me donna l'idée de faire ce qu'il croyait impossible. J'y réussis, dès le premier essai, un matin qu'il était à la Vallée. Il disait vrai: sa femme était bien laide; mais elle avait de l'esprit et elle était reconnaissante.
A cette anecdote, ma mère se facha tout de bon, disant que ce n'étaient point là des propos qu'un père de famille d?t tenir à sa femme et à son fils, s'il voulait garder leur estime.
M. Jér?me Coignard, la voyant toute rouge de colère, détourna la conversation avec une adroite bonté. Interpellant de fa?on soudaine le frère Ange qui, les mains dans ses manches, se tenait humblement au coin du feu:
--Petit frère, lui dit-il, quelles reliques portiez-vous sur l'ane du second vicaire, en compagnie de soeur Catherine? N'était-ce point votre culotte que vous donniez à baiser aux dévotes, sur l'exemple d'un certain corelier dont Henry Estienne a conté l'aventure?
--Ah! monsieur l'abbé, répondit frère Ange de l'air d'un martyr qui souffre pour la vérité, ce n'était
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