à ce qu'elle se laissat entourer, par ses adorateurs, de ce luxe princier que possèdent de nos jours les plus insignifiantes comédiennes.
Sophie avait une idée trop haute de l'amour, de l'art et d'elle-même,--surtout d'elle-même,--pour se faire payer ses faveurs avec des diamants. Si elle souriait à un homme, ce sourire partait du coeur, et si elle consentait à l'enivrer, elle voulait être elle-même heureuse de toute son ame. La courtisanerie qui engendre le dégo?t et dont, à l'heure actuelle, souffre et se meurt l'art dramatique, lui était complètement inconnue.
Il était donc naturel que, ses fiers sourcils ayant décoché une fois de plus les flèches d'amour dans un coeur, elle f?t la dernière à en être informée. On se chuchotait la nouvelle dans les loges, on en parlait dans les fauteuils, on en riait en se poussant du coude, au parterre et aux galeries, alors qu'elle-même ne savait rien encore du noble captif qu'elle avait fait.
En l'année 1859, le public du Burgthéatre remarqua un jeune homme qui, chaque soir où la Schroeder jouait, occupait le fauteuil du coin de gauche au premier rang, dont le regard, sit?t qu'elle paraissait, s'attachait avec une émotion fiévreuse à tous ses mouvements, et dont l'enthousiasme était si entra?nant que, maintes fois, il oubliait les lois du théatre pour applaudir au milieu d'une scène. Tout Vienne savait depuis longtemps que c'était un prince polonais, colossalement riche et épris d'une délirante passion pour la tragédienne, avant que la Schroeder se doutat seulement de l'existence de cet heureux malheureux.
Un jour qu'elle attendait en scène le commencement du premier acte, Sophie remarqua quelques comédiennes qui examinaient la salle à travers le trou du rideau, et entendit le colloque suivant:
--Le voilà encore.
--Qui cela?
--Le soupirant muet de la Schroeder.
La Schroeder s'approcha pour mieux écouter.
--Fais-le-moi voir. Où donc est-il?
--Là, dans le coin de gauche, au premier rang.
La Schroeder, cette fois, en savait assez et, quand le rideau fut levé, elle profita d'une réplique, pour chercher des yeux l'inconnu.
Quinze jours se passèrent avant qu'elle n'appr?t son nom. Il était effectivement polonais et fort riche, mais il n'était point prince, un simple gentilhomme, Félicien de Wasilewski.
Depuis ce jour, Sophie le remarqua chaque fois qu'elle jouait, et elle apprit que, tout aussi régulièrement, il demeurait absent quand elle ne jouait point.
Au bout de peu de temps, une entente tacite s'établit entre la tragédienne et son admirateur. En entrant en scène, son premier regard était pour lui, de même son dernier coup d'oeil avant de sortir. Si une tirade lui réussissait particulièrement, le Polonais hochait imperceptiblement la tête et ce léger mouvement n'échappait point à l'artiste. Quand, à l'issue de la représentation, elle montait dans le carrosse du Burgthéatre, surnommé ironiquement le Chariot de Thespis parce qu'il résonnait avec un bruit de ferraille sur le pavé cahoteux de l'antique ville, le Polonais se trouvait à la porte de sortie, la dévorant de ses yeux ardents, bien qu'il ne p?t apercevoir d'elle que le bout de son nez, tout le reste étant emmitouflé de fourrures et de voiles.
Un soir qu'elle venait de remplir un de ses meilleurs r?les, elle était assise et prête à fermer la portière, quand une superbe couronne de lauriers vint s'abattre à ses pieds.
Le Polonais la lui avait jetée et s'était aussit?t enfui.
Ce mystérieux et craintif hommage, en ce lieu solitaire et sous le couvert de la nuit, toucha le coeur sensible et poétique de la tragédienne plus que les ovations bruyantes et impétueuses à la lumière des lustres et dans la salle comble.
La Schroeder commen?a à s'intéresser au jeune homme et à se demander si elle pourrait l'aimer?
Une autre fois, le dégel était survenu; des cascades ruisselaient des gouttières et des torrents mugissaient le long des trottoirs. La Schroeder hésitait à enjamber les flaques d'eau qui la séparaient du lourd véhicule. Le Polonais fut aussit?t sur place, étendit son manteau sur le pavé, et elle put atteindre sa voiture, les pieds secs.
Cet exploit chevaleresque remplit de joie l'artiste, mais quand elle se pencha pour remercier son cavalier-servant, celui-ci, ramassant son manteau, s'était éclipsé.
* * * * *
Grillparzer que son drame romantique de l'_A?eule_ avait placé parmi les dramaturges favoris de l'Allemagne, au temps où la tragédie du Destin empruntée au théatre espagnol, était de mode comme, de nos jours, le drame d'adultère fran?ais, venait de confier au Burgthéatre une nouvelle pièce, intitulée Sapho. Quittant les abruptes sentiers romantiques, il reprenait la large voie classique où Schiller et Goethe, après plus d'un écart, s'étaient également retrouvés. Le r?le de Sapho avait été écrit, non à la manière de nos ouvriers modernes, qui ajustent leurs r?les sur les acteurs, comme un tailleur ajuste un costume,--Grillparzer était poète dans l'ame et c'est du fond de son être qu'il tirait ses héros--mais, pas plus que le reste du monde, il ne pouvait échapper à la puissante
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