La Péninsule Des Balkans | Page 9

Émile de Laveleye
en Bulgarie. Je tacherai en même temps de me rendre compte de la situation politique et économique de ces pays, dont j'ai déjà parlé dans mon livre La Prusse et l'Autriche depuis Sadowa.
Le moment est opportun, et il faut le saisir sans tarder; car toutes ces populations se transforment rapidement. Sous l'influence des chemins de fer, de leurs constitutions nouvelles et des rapports plus intimes avec l'Europe occidentale, elles ne tarderont pas à abandonner leurs coutumes locales et leurs institutions primitives, pour adopter la législation et la manière de vivre que nous appelons la civilisation moderne. Elles renonceront à leurs costumes pittoresques et à leurs usages séculaires, pour s'habiller, penser, parlementariser, se quereller et se moraliser à la fa?on de Paris ou de Londres. Depuis mon voyage de 1867, tout est déjà bien changé, me dit-on.
Pour aller à Vienne, je descends le Rhin. Le Vater Rhein est aussi devenu méconnaissable: quantum mutatus ab illo; comme il est différent de ce que je l'ai vu, quand j'ai parcouru ses bords, la première fois, à pied et suivant pas à pas les étapes de Victor Hugo, dont le Rhin venait de para?tre. Il ne reste presque plus rien de ces grands aspects de la nature qu'offrait le vieux fleuve, s'ouvrant de force un passage à travers la barrière des roches tourmentées et des soulèvements volcaniques. Le vigneron a établi ses cultures dans les moindres anfructuosités des schistes abrupts. Pour escalader les déclivités trop à pic, il a construit des terrasses en pierres sèches. Partout ces escaliers géants montent jusqu'au sommet des pics et des ravins, et ainsi les rangées uniformes des vignes prennent d'assaut Le burg bati sur un monceau de laves.
Le Maus et le Katz, le Chat et la Souris, ces sombres repaires des burgraves, maintenant enguirlandés de pampres verts, ont perdu leur aspect farouche. La Loreley fait ?du petit vin blanc?, et si la Sirène enivre encore les matelots, ce n'est plus avec les chants de sa harpe, mais avec le jus de la treille. Hugo ne composerait plus ici ses Burgraves et Heine n'y écrirait plus son Lied.
Ich weiss nicht, was soll es bedeulen, Dass ich so traurig bin; Ein Marchen aus alten Zeiten, Das kommt mir nicht aus dem Sinn.
En dessous des rochers transformés en vignobles, l'ingénieur des ponts et chaussées a emprisonné les eaux du fleuve dans une digue continue de blocs basaltiques, dont les prismes exactement ajustés forment un mur noir avec des joints blancs; noir et blanc! le dieu à la barbe limoneuse porte les couleurs prussiennes! Aux endroits larges de la rivière, des épis s'avancent dans son lit pour approfondir la passe et pour conquérir des prairies, grace au travail naturel et lent du colmatage. Le flot arrive ainsi dix heures plus t?t de Mannheim à Cologne, et les dangers de la navigation, célèbres dans les légendes, ont disparu. Sur l'embankment noir, d'énormes chiffres blancs indiquent, para?t-il, à quelle distance du bord se trouve la passe navigable. Des deux c?tés, un chemin de fer et, sur le fleuve, un mouvement continuel de bateaux à vapeur de toute grandeur, de toute forme et à tout usage: steamers à trois ponts pour touristes, comme aux états-Unis; petits bateaux de plaisance, barges en fer venant de Rotterdam, remorqueurs à aubes et à hélice, toueurs sur cha?ne flottante, dragueurs, etc.; une tra?née continue de fumée noire, vomie par les centaines de cheminées des navires et des locomotives, assombrit le paysage. Les routes qui suivent les rives sont si admirablement entretenues, qu'on n'y voit pas trace d'ornière, et elles sont bordées d'arbres fruitiers et de prismes de basalte mi-partie noir et blanc; toujours les couleurs prussiennes; mais le but est de montrer aux voitures la route à suivre pendant les nuits obscures. Quand un chemin s'en détache à droite ou à gauche, les arbres des deux c?tés de l'entrée sont aussi peints en blanc, afin qu'on évite d'accrocher. Nulle part, je n'ai vu un grand fleuve aussi parfaitement endigué, dompté, domestiqué, utilisé, plié à tous les services que réclame l'homme. Le libre Rhin d'Arminius et des burgraves est mieux discipliné et ?astiqué? qu'un grenadier du Brandebourg. L'économiste et l'ingénieur admirent, mais le peintre et le poète gémissent. Buffon, dans un morceau que reproduisent tous les cours de littérature, entonne un hosanna en l'honneur de la nature cultivée, et n'a pas de mots assez forts pour exprimer l'horreur que lui inspire la nature sauvage, ?brute?, comme il l'appelle. Aujourd'hui, nous éprouvons un sentiment tout opposé. Nous cherchons au sommet des monts presque inaccessibles, dans la région des neiges éternelles et au centre des continents inexplorés, des lieux que n'a pas transformés la main de l'homme et où nous pouvons contempler la nature dans sa virginité inviolée. La civilisation nous étouffe. Nous en sommes excédés. Les livres, les revues, les journaux,
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