La Marquise | Page 2

George Sand
se dire qu'on est plus jeune et plus robuste, on ne peut pas s'emp��cher d'avoir peur quand on voit partir ainsi ses contemporains.
--Ainsi, lui dis-je, voil�� tous les regrets que vous lui accordez, �� ce pauvre Larrieux, qui vous a ador��e pendant soixante ans, qui n'a cess�� de se plaindre de vos rigueurs, et qui ne s'en est jamais rebut��? C'��tait le mod��le des amants, celui-l��! On ne fait plus de pareils hommes!
--Laissez donc, dit la marquise avec un sourire froid, cet homme avait la manie de se lamenter et de se dire malheureux. Il ne l'��tait pas du tout, chacun le sait.?
Voyant ma marquise en train de babiller, je la pressai de questions sur ce vicomte de Larrieux et sur elle-m��me; et voici la singuli��re r��ponse que j'en obtins.
?Mon cher enfant, je vois bien que vous me regardez comme une personne d'un caract��re tr��s-maussade et tr��s-in��gal. Il se peut que cela soit. Jugez-en vous-m��me: je vais vous dire toute mon histoire, et vous confesser des travers que je n'ai jamais d��voil��s �� personne. Vous qui ��tes d'une ��poque sans pr��jug��s, vous me trouverez moins coupable peut-��tre que je ne me le semble �� moi-m��me; mais, quelle que soit l'opinion que vous prendrez de moi, je ne mourrai pas sans m'��tre fait conna?tre �� quelqu'un. Peut-��tre me donnerez-vous quelque marque de compassion qui adoucira la tristesse de mes souvenirs.
Je fus ��lev��e �� Saint-Cyr. L'��ducation brillante qu'on y recevait produisait effectivement fort peu de chose. J'en sortis �� seize ans pour ��pouser le marquis de R..., qui en avait cinquante, et je n'osai pas m'en plaindre, car tout le monde me f��licitait sur ce beau mariage, et toutes les filles sans fortune enviaient mon sort.
J'ai toujours eu peu d'esprit; dans ce temps-l�� j'��tais tout �� fait b��te. Cette ��ducation claustrale avait achev�� d'engourdir mes facult��s d��j�� tr��s-lentes. Je sortis du couvent avec une de ces niaises innocences dont on a bien tort de nous faire un m��rite, et qui nuisent souvent au bonheur de toute notre vie.
En effet, l'exp��rience que j'acquis en six mois de mariage trouva un esprit si ��troit pour la recevoir, qu'elle ne me servit de rien. J'appris, non pas �� conna?tre la vie, mais �� douter de moi-m��me. J'entrai dans le monde avec des id��es tout �� fait fausses et des pr��ventions dont toute ma vie n'a pu d��truire l'effet.
A seize ans et demi j'��tais veuve; et ma belle-m��re, qui m'avait prise en amiti�� pour la nullit�� de mon caract��re, m'exhorta �� me remarier. Il est vrai que j'��tais grosse, et que le faible douaire qu'on me laissait devait retourner �� la famille de mon mari au cas o�� je donnerais un beau-p��re �� son h��ritier. D��s que mon deuil fut pass��, on me produisit donc dans le monde, et l'on m'y entoura de galants. J'��tais alors dans tout l'��clat de la beaut��, et, de l'aveu de toutes les femmes, il n'��tait point de figure ni de taille qui pussent m'��tre compar��es.
Mais mon mari, ce libertin vieux et blas�� qui n'avait jamais eu pour moi qu'un d��dain ironique, et qui m'avait ��pous��e pour obtenir une place promise �� ma consid��ration, m'avait laiss�� tant d'aversion pour le mariage que jamais je ne voulus consentir �� contracter de nouveaux liens. Dans mon ignorance de la vie, je m'imaginais que tous les hommes ��taient les m��mes, que tous avaient cette s��cheresse de coeur, cette impitoyable ironie, ces caresses froides et insultantes qui m'avaient tant humili��e. Toute born��e que j'��tais, j'avais fort bien compris que les rares transports de mon mari ne s'adressaient qu'�� une belle femme, et qu'il n'y mettait rien de son ame. Je redevenais ensuite pour lui une sotte dont il rougissait en public, et qu'il e?t voulu pouvoir renier.
Cette funeste entr��e dans la vie me d��senchanta pour jamais. Mon coeur, qui n'��tait peut-��tre pas destin�� �� cette froideur, se resserra et s'entoura de m��fiances. Je pris les hommes en aversion et en d��go?t. Leurs hommages m'insult��rent; je ne vis en eux que des fourbes qui se faisaient esclaves pour devenir tyrans. Je leur vouai un ressentiment et une haine ��ternels.
Quand on n'a pas besoin de vertu, on n'en a pas; voil�� pourquoi, avec les moeurs les plus aust��res, je ne fus point vertueuse. Oh! combien je regrettai de ne pouvoir l'��tre! combien je l'enviai, cette force morale et religieuse qui combat les passions et colore la vie! la mienne fut si froide et si nulle! que n'euss��-je point donn�� pour avoir des passions �� r��primer, une lutte �� soutenir, pour pouvoir me jeter �� genoux et prier comme ces jeunes femmes que je voyais, au sortir du couvent, se maintenir sages dans le monde durant quelques ann��es �� force de ferveur et de r��sistance! Moi, malheureuse, qu'avais-je �� faire sur la terre? Rien qu'�� me parer, ��
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