La Marquise | Page 8

George Sand
de la chevelure donnait au visage beaucoup de douceur et aux yeux un éclat extraordinaire. Le front, entièrement découvert, se perdait dans les pales nuances de ces cheveux de convention; il en paraissait plus large, plus pur, et toutes les femmes avaient l'air noble. Aux crêpés, qui n'ont jamais été gracieux, à mon sens, avaient succédé les coiffures basses, les grosses boucles rejetées en arrière et tombant sur le cou et sur les épaules. Cette coiffure m'allait fort bien, et j'étais renommée pour la richesse et l'invention de mes parures. Je sortais tant?t avec une robe de velours nacarat garnie de grèbe, tant?t avec une tunique de satin blanc, bordée de peau de tigre, quelquefois avec un habit complet de damas lilas lamé d'argent, et des plumes blanches montées en perles. C'est ainsi que j'allais faire quelques visites en attendant l'heure de la seconde pièce; car Lélio ne jouait jamais dans la première.
Je faisais sensation dans les salons, et lorsque je remontais dans mon carrosse je regardais avec complaisance la femme qui aimait Lélio, et qui pouvait s'en faire aimer. Jusque-là le seul plaisir que j'eusse trouvé à être belle consistait dans la jalousie que j'inspirais. Le soin que je prenais à m'embellir était une bien bénigne vengeance envers ces femmes qui avaient ourdi de si horribles complots contre moi. Mais du moment que j'aimai, je me mis à jouir de ma beauté pour moi-même. Je n'avais que cela à offrir à Lélio en compensation de tous les triomphes qu'on lui déniait à Paris, et je m'amusais à me représenter l'orgueil et la joie de ce pauvre comédien si moqué, si méconnu, si rebuté, le jour où il apprendrait que la marquise de R... lui avait voué son culte.
Au reste, ce n'étaient là que des rêves riants et fugitifs; c'étaient tous les résultats, tous les profits que je tirais de ma position. Dès que mes pensées prenaient un corps et que je m'apercevais de la consistance d'un projet quelconque de mon amour, je l'étouffais courageusement, et tout l'orgueil du rang reprenait ses droits sur mon ame. Vous me regardez d'un air étonné? Je vous expliquerai cela tout à l'heure. Laissez-moi parcourir le monde enchanté de mes souvenirs.
Vers huit heures, je me faisais descendre à la petite église des Carmélites, près le Luxembourg; je renvoyais ma voiture, et j'étais censée assister à des conférences religieuses qui s'y tenaient à cette heure-là; mais je ne faisais que traverser l'église et le jardin; je sortais par une autre rue. J'allais trouver dans sa mansarde une jeune ouvrière nommée Florence, qui m'était toute dévouée. Je m'enfermais dans sa chambre, et je déposais avec joie sur son grabat tous mes atours pour endosser l'habit noir carré, l'épée à gaine de chagrin et la perruque symétrique d'un jeune proviseur de collège aspirant à la prêtrise. Grande comme j'étais, brune et le regard inoffensif, j'avais bien l'air gauche et hypocrite d'un petit prestolet qui se cache pour aller au spectacle. Florence, qui me supposait une intrigue véritable au dehors, riait avec moi de mes métamorphoses, et j'avoue que je ne les eusse pas prises plus gaiement pour aller m'enivrer de plaisir et d'amour, comme toutes ces jeunes folles qui avaient des soupers clandestins dans les petites maisons.
Je montais dans un fiacre, et j'allais me blottir dans ma logette du théatre. Ah! alors mes palpitations, mes terreurs, mes joies, mes impatiences cessaient. Un recueillement profond s'emparait de toutes mes facultés, et je restais comme absorbée jusqu'au lever du rideau, dans l'attente d'une grande solennité.
Comme le vautour prend une perdrix dans son vol magnétique, comme il la tient haletante et immobile dans le cercle magique qu'il trace au-dessus d'elle, l'ame de Lélio, sa grande ame de tragédien et de poète, enveloppait toutes mes facultés et me plongeait dans la torpeur de l'admiration. J'écoutais, les mains contractées sur mon genou, le menton appuyé sur le velours d'Utrecht de la loge, le front baigné de sueur. Je retenais ma respiration, je maudissais la clarté fatigante des lumières, qui lassait mes yeux secs et br?lants, attachés à tous ses gestes, à tous ses pas. J'aurais voulu saisir la moindre palpitation de son sein, le moindre pli de son front. Ses émotions feintes, ses malheurs de théatre, me pénétraient comme des choses réelles. Je ne savais bient?t plus distinguer l'erreur de la vérité. Lélio n'existait plus pour moi: c'était Rodrigue, c'était Bajazet, c'était Hippolyte. Je ha?ssais ses ennemis, je tremblais pour ses dangers; ses douleurs me faisaient répondre avec lui des flots de larmes; sa mort m'arrachait des cris que j'étais forcée d'étouffer en machant mon mouchoir. Dans les entr'actes, je tombais épuisée au fond de ma loge; j'y restais comme morte, jusqu'à ce que l'aigre ritournelle m'e?t annoncé le lever du rideau. Alors je ressuscitais, je redevenais forte et ardente, pour admirer,
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