aussi coupable envers lui que vous l'avez pensé.
--Je vous ai parfaitement comprise, lui répondis-je; c'est vous dire que je vous plains et que je vous estime. Vous avez fait aux moeurs de votre temps un véritable sacrifice, et vous f?tes persécutée parce que vous valiez mieux que ces moeurs-là. Avec un peu plus de force morale, vous eussiez trouvé dans la vertu tout le bonheur que vous ne trouvates point dans une intrigue. Mais laissez-moi m'étonner d'un fait: c'est que vous n'ayez point rencontré, dans tout le cours de votre vie, un seul homme capable de vous comprendre et digne de vous convertir au véritable amour. Faut-il en conclure que les hommes d'aujourd'hui valent mieux que les hommes d'autrefois?
--Ce serait de votre part une grande fatuité, me répondit-elle en riant. J'ai fort peu à me louer des hommes de mon temps, et cependant je doute que vous ayez fait beaucoup de progrès; mais ne moralisons point. Qu'ils soient ce qu'ils sont; la faute de mon malheur, est toute à moi; je n'avais pas l'esprit de le juger. Avec ma sauvage fierté, il aurait fallu être une femme supérieure, et choisir d'un coup d'oeil d'aigle entre tous ces hommes si plats, si faux et si vides, un de ces êtres vrais et nobles, qui sont rares et exceptionnels dans tous les temps. J'étais trop ignorante, trop bornée pour cela. A force de vivre, j'ai acquis plus de jugement: je me suis aper?ue que certains d'entre eux, que j'avais confondus dans ma peine, méritaient d'autres sentiments; mais alors j'étais vieille. Il n'était plus temps de m'en aviser.
--Et tant que vous f?tes jeune, repris-je, vous ne f?tes pas une seule fois tentée de faire un nouvel essai? Cette aversion farouche n'a jamais été ébranlée? Cela est étrange.?
III.
La marquise garda un instant le silence; mais tout à coup, posant avec bruit sur la table sa tabatière d'or, qu'elle avait longtemps roulée entre ses doigts, ?Eh bien, puisque j'ai commencé à me confesser, dit-elle, je veux tout avouer. écoutez bien:
?Une fois, une seule fois dans ma vie j'ai été amoureuse, mais amoureuse comme personne ne l'a été, d'un amour passionné, indomptable, dévorant, et pourtant idéal et platonique s'il en fut. Oh! cela vous étonne bien d'apprendre qu'une marquise du dix-huitième siècle n'ait eu dans toute sa vie qu'un amour, et un amour platonique! C'est que, voyez-vous, mon enfant, vous autres jeunes gens, vous croyez bien conna?tre les femmes, et vous n'y entendez rien. Si beaucoup de vieilles de quatre-vingts ans se mettaient à vous raconter franchement leur vie, peut-être découvririez-vous dans l'ame féminine des sources de vice et de vertu dont vous n'avez pas l'idée.
Maintenant devinez de quel rang fut l'homme pour qui, moi, marquise, et marquise hautaine et fière entre toutes, je perdis tout à fait la tête.
--Le roi de France ou le dauphin Louis XVI.
--Oh! si vous débutez ainsi, il vous faudra trois heures pour arriver jusqu'à mon amant. J'aime mieux vous le dire: c'était un comédien.
--C'était toujours bien un roi, j'imagine.
--Le plus noble et le plus élégant qui monta jamais sur les planches. Vous n'êtes pas surpris?
--Pas trop. J'ai ou? dire que ces unions disproportionnées n'étaient pas rares, même dans le temps où les préjugés avaient le plus de force en France. Laquelle des amies de madame d'épinay vivait donc avec Jéliotte?
--Comme vous connaissez notre temps! Cela fait pitié. Eh! c'est précisément parce que ces traits-là sont consignés dans les mémoires, et cités avec étonnement, que vous devriez conclure leur rareté et leur contradiction avec les moeurs du temps. Soyez s?r qu'ils faisaient dès lors un grand scandale; et lorsque vous entendez parler d'horribles dépravations, du duc de Guiche et de Manicamp, de madame de Lionne et de sa fille, vous pouvez être assuré que ces choses-là étaient aussi révoltantes au temps où elles se passèrent qu'au temps où vous les lisez. Croyez-vous donc que ceux dont la plume indignée vous les a transmises fussent les seuls honnêtes gens de France??
Je n'osais point contredire la marquise. Je ne sais lequel de nous deux était compétent pour juger la question. Je la ramenai à son histoire, qu'elle reprit ainsi:
?Pour vous prouver combien peu cela était toléré, je vous dirai que la première fois que je le vis, et que j'exprimai mon admiration à la comtesse de Ferrières, qui se trouvait auprès de moi, elle me répondit: ?Ma toute belle, vous ferez bien de ne pas dire votre avis si chaudement devant une autre que moi; on vous raillerait cruellement si l'on vous soup?onnait d'oublier qu'aux yeux d'une femme bien née un comédien ne peut pas être un homme.?
Cette parole de madame de Ferrières me resta dans l'esprit, je ne sais pourquoi. Dans la situation où j'étais, ce ton de mépris me paraissait absurde; et cette crainte que je ne vinsse à me compromettre
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