La Marquise | Page 9

George Sand
Bajazet, c'était
Hippolyte. Je haïssais ses ennemis, je tremblais pour ses dangers; ses douleurs me
faisaient répondre avec lui des flots de larmes; sa mort m'arrachait des cris que j'étais
forcée d'étouffer en mâchant mon mouchoir. Dans les entr'actes, je tombais épuisée au
fond de ma loge; j'y restais comme morte, jusqu'à ce que l'aigre ritournelle m'eût annoncé
le lever du rideau. Alors je ressuscitais, je redevenais forte et ardente, pour admirer, pour
sentir, pour pleurer. Que de fraîcheur, que de poésie, que de jeunesse il y avait dans le
talent de cet homme! Il fallait que toute cette génération fût de glace pour ne pas tomber à
ses pieds.
Et pourtant, quoiqu'il choquât toutes les idées reçues, quoiqu'il lui fût impossible de se
faire au goût de ce sot public, quoiqu'il scandalisât les femmes par le désordre de sa tenue,
quoiqu'il offensât les hommes par ses mépris pour leurs sottes exigences, il avait des
moments de puissance sublime et de fascination irrésistible, où il prenait tout ce public
rétif et ingrat dans son regard et dans sa parole, comme dans le creux de sa main, et il le
forçait d'applaudir et de frissonner. Cela était rare, parce que l'on ne change pas

subitement tout l'esprit d'un siècle; mais quand cela arrivait, les applaudissements étaient
frénétiques; il semblait que, subjugués alors par son génie, les Parisiens voulussent expier
toutes leurs injustices. Moi, je croyais plutôt que cet homme avait par instants une
puissance surnaturelle, et que ses plus amers contempteurs se sentaient entraînés à le faire
triompher malgré eux. En vérité, dans ces moments-là la salle de la Comédie-Française
semblait frappée de délire, et en sortant on se regardait tout étonné d'avoir applaudi Lélio.
Pour moi, je me livrais alors à mon émotion; je criais, je pleurais, je le nommais avec
passion, je l'appelais avec folie; ma faible voix se perdait heureusement dans le grand
orage qui éclatait autour de moi.
D'autres fois on le sifflait dans des situations où il me semblait sublime, et je quittais le
spectacle avec rage. Ces jours-là étaient les plus dangereux pour moi. J'étais violemment
tentée d'aller le trouver, de pleurer avec lui, de maudire le siècle et de le consoler en lui
offrant mon enthousiasme et mon amour.
Un soir que je sortais par le passage dérobé où j'étais admise, je vis passer rapidement
devant moi un homme petit et maigre qui se dirigeait vers la rue. Un machiniste lui ôta
son chapeau en lui disant: «Bonsoir, monsieur Lélio.» Aussitôt, avide de regarder de près
cet homme extraordinaire, je m'élance sur ses traces, je traverse la rue, et sans me soucier
du danger auquel je m'expose, j'entre avec lui dans un café. Heureusement c'était un café
borgne, où je ne devais rencontrer aucune personne de mon rang.
Quand, à la clarté d'un mauvais lustre enfumé, j'eus jeté les yeux sur Lélio, je crus m'être
trompée et avoir suivi un autre que lui. Il avait au moins trente-cinq ans: il était jaune,
flétri, usé; il était mal mis; il avait l'air commun; il parlait d'une voix rauque et éteinte,
donnait la main à des pleutres, avalait de l'eau-de-vie et jurait horriblement. Il me fallut
entendre prononcer plusieurs fois son nom pour m'assurer que c'était bien là le dieu du
théâtre et l'interprète du grand Corneille. Je ne retrouvais plus rien en lui des charmes qui
m'avaient fascinée, pas même son regard si noble, si ardent et si triste. Son oeil était
morne, éteint, presque stupide; sa prononciation accentuée devenait ignoble en
s'adressant au garçon de café, en parlant de jeu, de cabaret et de filles. Sa démarche était
lâche, sa tournure sale, ses joues mal essuyées de fard. Ce n'était plus Hippolyte, c'était
Lélio. Le temple était vide et pauvre; l'oracle était muet; le dieu s'était fait homme; pas
même homme, comédien.
Il sortit, et je restai longtemps stupéfaite à ma place, ne songeant point à avaler le vin
chaud épicé que j'avais demandé pour me donner un air cavalier. Quand je m'aperçus du
lieu où j'étais et des regards qui s'attachaient sur moi, la peur me prit; c'était la première
fois de ma vie que je me trouvais dans une situation si équivoque et dans un contact si
direct avec des gens de cette classe; depuis, l'émigration m'a bien aguerrie à ces
inconvenances de position.
Je me levai et j'essayai de fuir, mais j'oubliai de payer. Le garçon courut après moi. J'eus
une honte effroyable; il fallut rentrer, m'expliquer au comptoir, soutenir tous les regards
méfiants et moqueurs dirigés sur moi. Quand je fus sortie, il me sembla qu'on me suivait.
Je cherchai vainement un fiacre pour m'y jeter, il n'y en avait plus devant la Comédie;
Des pas lourds se faisaient entendre toujours sur les miens. Je me retournai en tremblant;

je vis un
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