La Marquise | Page 3

George Sand
se maintenir sages dans le monde durant
quelques années à force de ferveur et de résistance! Moi, malheureuse, qu'avais-je à faire
sur la terre? Rien qu'à me parer, à me montrer et à m'ennuyer. Je n'avais point de coeur,
point de remords, point de terreurs; mon ange gardien dormait au lieu de veiller. La
Vierge et ses chastes mystères étaient pour moi sans consolation et sans poésie. Je n'avais
nul besoin des protections célestes: les dangers n'étaient pas faits pour moi, et je me
méprisais pour ce dont j'eusse dû me glorifier.
Car il faut vous dire que je m'en prenais à moi autant qu'aux autres quand je trouvais en
moi cette volonté de ne pas aimer dégénérée en impuissance. J'avais souvent confié aux
femmes qui me pressaient de faire choix d'un mari ou d'un amant l'éloignement que
m'inspiraient l'ingratitude, l'égoïsme et la brutalité des hommes. Elles me riaient au nez
quand je parlais ainsi, m'assurant que tous n'étaient pas semblables à mon vieux mari, et
qu'ils avaient des secrets pour se faire pardonner leurs défauts et leurs vices. Cette
manière de raisonner me révoltait; j'étais humiliée d'être femme en entendant d'autres
femmes exprimer des sentiments aussi grossiers, et rire comme des folles quand
l'indignation me montait au visage. Je m'imaginais un instant valoir mieux qu'elles toutes.
Et puis je retombais avec douleur sur moi-même; l'ennui me rongeait. La vie des autres
était remplie, la mienne était vide et oisive. Alors je m'accusais de folie et d'ambition
démesurée; je me mettais à croire tout ce que m'avaient dit ces femmes rieuses et
philosophes, qui prenaient si bien leur siècle comme il était. Je me disais que l'ignorance
m'avait perdue, que je m'étais forgé des espérances chimériques, que j'avais rêvé des
hommes loyaux et parfaits qui n'étaient point de ce monde. En un mot, je m'accusais de
tous les torts qu'on avait eus envers moi.
Tant que les femmes espérèrent me voir bientôt convertie à leurs maximes et à ce qu'elles
appelaient leur sagesse, elles me supportèrent. Il y en avait même plus d'une qui fondait
sur moi un grand espoir de justification pour elle-même, plus d'une qui avait passé des
témoignages exagérés d'une vertu farouche à une conduite éventée, et qui se flattait de me
voir donner au monde l'exemple d'une légèreté capable d'excuser la sienne.

Mais quand elles virent que cela ne se réalisait point, que j'avais déjà vingt ans et que
j'étais incorruptible, elles me prirent en horreur; elles prétendirent que j'étais leur critique
incarnée et vivante; elles me tournèrent en ridicule avec leurs amants, et ma conquête fut
l'objet des plus outrageants projets et des plus immorales entreprises. Des femmes d'un
haut rang dans le monde ne rougirent point de tramer en riant d'infâmes complots contre
moi, et, dans la liberté de moeurs de la campagne, je fus attaquée de toutes les manières
avec un acharnement de désirs qui ressemblait à de la haine. Il y eut des hommes qui
promirent à leurs maîtresses de m'apprivoiser, et des femmes qui permirent à leurs
amants de l'essayer. Il y eut des maîtresses de maison qui s'offrirent à égarer ma raison
avec l'aide des vins de leurs soupers. J'eus des amis et des parents qui me présentèrent
pour me tenter, des hommes dont j'aurais fait de très-beaux cochers pour ma voiture.
Comme j'avais eu l'ingénuité de leur ouvrir toute mon âme, elles savaient fort bien que ce
n'était ni la piété, ni l'honneur, ni un ancien amour qui me préservait, mais bien la
méfiance et un sentiment de répulsion involontaire; elles ne manquèrent pas de divulguer
mon caractère, et, sans tenir compte des incertitudes et des angoisses de mon âme, elles
répandirent hardiment que je méprisais tous les hommes. Il n'est rien qui les blesse plus
que ce sentiment; ils pardonnent plutôt le libertinage que le dédain. Aussi partagèrent-ils
l'aversion que les femmes avaient pour moi; ils ne me recherchèrent plus que pour
satisfaire leur vengeance et me railler ensuite. Je trouvai l'ironie et la fausseté écrites sur
tous les fronts, et ma misanthropie s'en accrut chaque jour.
Une femme d'esprit eût pris son parti sur tout cela; elle eût persévéré dans la résistance,
ne fût-ce que pour augmenter la rage de ses rivales; elle se fût jetée ouvertement dans la
piété pour se rattacher à la société de ce petit nombre de femmes vertueuses qui, même en
ce temps-là, faisaient l'édification des honnêtes gens. Mais je n'avais pas assez de force
dans le caractère pour faire face à l'orage qui grossissait contre moi. Je me voyais
délaissée, haïe, méconnue; déjà ma réputation était sacrifiée aux imputations les plus
horribles et les plus bizarres. Certaines femmes, vouées à la plus licencieuse débauche,
feignaient de se voir en danger auprès de moi.

II.
Sur ces entrefaites arriva de province un
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