rempaillées ou
leur dossier remplacé. Nous envahissions en désordre la chambre de ma
mère qui était très grande, et disposée de telle sorte, au centre de
l'appartement, que tous les bruits y venaient. Ainsi ma mère,
doucement, sans qu'on le sût, veillait sur la maison; il ne s'y passait rien
qu'elle n'en fût aussitôt avertie. Et même, dans notre avidité de
conquête, nous nous emparions de la salle de musique, petit salon
octogone, d'une sonorité merveilleuse, qui donnait sur un balcon
orienté au sud. Les soirs d'été, les veillées se faisaient là, à cause du
balcon.
Il me reste à parler du jardin. Mais si j'en parle honnêtement, vous
croirez, comme la dame de Paris, qu'il s'agit de l'un de ces vastes
domaines qui entourent les châteaux historiques. Je n'arrive plus à
comprendre, quand je m'y promène, comment il a pu me paraître si
grand, et dès que je n'y suis plus, il reprend dans mon souvenir sa
véritable importance. C'est peut-être qu'il était alors si mal entretenu
qu'on avait l'impression de s'y perdre. Sauf le potager dont les
plates-bandes s'alignaient en bon ordre, tout y poussait à l'aventure.
Dans le verger, où les poires et les pêches que palpaient nos doigts
insinuants ne parvenaient pas à mûrir avant d'être cueillies, montait une
herbe drue et haute, aussi haute que moi, ma parole! Et je songeais tout
de suite aux forêts vierges que traversaient les enfants du capitaine
Grant. Une roseraie, chef- d'oeuvre d'un aïeul ami des fleurs,
s'épanouissait dans un coin lorsque bon lui semblait, et sans le secours
des tailles ni des arrosoirs. Ma mère, quand elle avait des loisirs, bien
rarement, lui donnait ses soins, mais il aurait fallu un homme de l'art.
Les allées étaient envahies par la mauvaise herbe, et il fallait les
chercher pour les trouver. En revanche, d'autres qui n'avaient pas été
tracées surgissaient au milieu des pelouses. Et juste sous les fenêtres de
la chambre de ma mère coulait une fontaine: le jour, on ne l'entendait
pas, à cause de l'habitude, mais la nuit, quand tout se tait, sa plainte
monotone remplissait le silence et me prédisposait, sans que je susse
pourquoi, à la tristesse.
Je néglige une vigne qui aboutissait aux bâtiments de ferme, et dont
nous n'étions occupés que pour la soulager de ses raisins, et je viens
enfin au plus beau fouillis de buissons, de ronces, d'orties, de toutes
plantes sauvages, qui nous appartenait en propre. Là nous étions les
maîtres et seigneurs souverains. Il n'y avait plus, avant le mur
d'enceinte, qu'une châtaigneraie qui n'était que la prolongation de notre
territoire réservé. Quand je dis: une châtaigneraie, c'est quatre ou cinq
châtaigniers. Mais un seul fait déjà une grande ombre. Il y en avait un
dont les racines avaient descellé un pan de muraille. Par cette brèche
ouverte, dont je ne m'approchais pas sans inquiétude, je m'imaginais
que des voleurs pénétraient.
Il est vrai que j'étais armé. Mon père m'avait raconté l'Iliade et
l'Odyssée, la Chanson de Roland et diverses autres épopées d'où je
sortais bouillant, impétueux et héroïque. J'étais tour à tour Roland
furieux ou le magnanime Hector. Avec une épée de bois je livrais aux
Grecs ou aux Sarrasins, que figuraient les buissons, des combats
meurtriers, dont pâtissaient quelquefois de paisibles choux et
d'inoffensives betteraves que je taillais en pièces.
Mes armes m'étaient fournies par un des singuliers ouvriers qu'on
employait au jardin ou à la vigne. Il y en avait jusqu'à trois qui
travaillaient isolément, chacun dans son coin, avec des attributions
spéciales, mais avec une besogne indéterminée. On évitait de les réunir,
car ils se détestaient. Où les avait-on recrutés?
Leur choix provenait sans doute de la mémorable incurie de mon
grand- père qui laissait tout le monde tranquille, et la terre pareillement,
ou de la bonté de ma mère bien capable d'avoir repêché ces tristes
débris.
Le premier en date, le plus ancien dans mon souvenir, mon armurier
par surcroît, s'appelait Tem Bossette. Nom et prénom étaient, je pense,
des surnoms. L'origine n'en est pas malaisée à découvrir. Tem devait
venir d'Anthelme qui est un saint vénéré dans ma province. Quant au
sobriquet de Bossette, j'ai cru longtemps que c'était une allusion
indélicate à la voûte qu'il portait sur le dos à force de se pencher sur sa
pioche. Mais j'ai trouvé une étymologie plus conforme à sa paresse et à
son caractère, et je la soumets humblement MM. les philologues qui
sauront lui consacrer, selon leur habitude, plusieurs volumes in-folio.
Chez nous, la bosse a plus d'un sens: elle désigne notamment la futaille
où l'on dépose la vendange pour la ramener commodément des
vignobles, et je vois encore l'effarement peint sur le visage d'un ami à
qui je faisais les honneurs de ma ville natale et qui lisait une affiche,
une simple petite affiche

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