La Main Gauche | Page 2

Guy de Maupassant
de ténèbres, et je ne découvrais rien devant moi que la montagne à perte de vue. Des tentes apparurent dans un vallon, j'y descendis et j'essayai de faire comprendre au premier Arabe rencontré la direction que je cherchais.
M'a-t-il deviné? je l'ignore; mais il me répondit longtemps, et moi je ne compris rien. J'allais, par désespoir, me, décider à passer la nuit, roulé dans un tapis, auprès du campement, quand je crus reconna?tre, parmi les mots bizarres qui sortaient de sa bouche, celui de Bordj-Ebbaba.
Je répétai:--Bordj-Ebbaba.--Oui, oui.
Et je lui montrai deux francs, une fortune. Il se mit à marcher, je le suivis. Oh! je suivis longtemps, dans la nuit profonde, ce fant?me pale qui courait pieds nus devant moi par les sentiers pierreux où je trébuchais sans cesse.
Soudain une lumière brilla. Nous arrivions devant la porte d'une maison blanche, sorte de fortin aux murs droits et sans fenêtres extérieures. Je frappai, des chiens hurlèrent au dedans. Une voix fran?aise demanda: ?Qui est là!?
Je répondis:
--Est-ce ici que demeure M. Auballe?
--Oui.
On m'ouvrit, j'étais en face de M. Auballe lui-même, un grand gar?on blond, en savates, pipe à la bouche, avec l'air d'un hercule bon enfant.
Je me nommai; il tendit ses deux mains en disant: ?Vous êtes chez vous, monsieur.?
Un quart d'heure plus tard je d?nais avidement en face de mon h?te qui continuait à fumer.
Je savais son histoire. Après avoir mangé beaucoup d'argent avec les femmes, il avait placé son reste en terres algériennes, et planté des vignes.
Les vignes marchaient bien; il était heureux, et il avait en effet l'air calme d'un homme satisfait. Je ne pouvais comprendre comment ce Parisien, ce fêteur, avait pu s'accoutumer à cette vie monotone, dans cette solitude, et je l'interrogeai.
--Depuis combien de temps êtes-vous ici?
--Depuis neuf ans.
--Et vous n'avez pas d'atroces tristesses?
--Non, on se fait à ce pays, et puis on finit par l'aimer. Vous ne sauriez croire comme il prend les gens par un tas de petits instincts animaux que nous ignorons en nous. Nous nous y attachons d'abord par nos organes à qui il donne des satisfactions secrètes que nous ne raisonnons pas. L'air et le climat font la conquête de notre chair, malgré nous, et la lumière gaie dont il est inondé tient l'esprit clair et content, à peu de frais. Elle entre en nous à flots, sans cesse, par les yeux, et on dirait vraiment qu'elle lave tous les coins sombres de l'ame.
--Mais les femmes?
--Ah!... ?a manque un peu!
--Un peu seulement?
--Mon Dieu, oui... un peu. Car on trouve toujours, même dans les tribus, des indigènes complaisants qui pensent aux nuits du Roumi.
Il se tourna vers l'Arabe qui me servait, un grand gar?on brun dont l'oeil noir luisait sous le turban, et il lui dit:
--Va-t'en, Mohammed, je t'appellerai quand j'aurai besoin de toi.
Puis, à moi:
--Il comprend le fran?ais et je vais vous conter une histoire où il joue un grand r?le.
L'homme étant parti, il commen?a:
--J'étais ici depuis quatre ans environ, encore peu installé, à tous égards, dans ce pays dont je commen?ais à balbutier la langue, et obligé pour ne pas rompre tout à fait avec des passions qui m'ont été fatales d'ailleurs, de faire à Alger un voyage de quelques jours, de temps en temps.
J'avais acheté cette ferme, ce bordj, ancien poste fortifié, à quelques centaines de mètres du campement indigène dont j'emploie les hommes à mes cultures. Dans cette tribu, fraction des Oulad-Taadja, je choisis en arrivant, pour mon service particulier, un grand gar?on, celui que vous venez de voir, Mohammed ben Lam'har, qui me fut bient?t extrêmement dévoué. Comme il ne voulait pas coucher dans une maison dont il n'avait point l'habitude, il dressa sa tente à quelques pas de la porte, afin que je pusse l'appeler de ma fenêtre.
Ma vie, vous la devinez? Tout le jour, je suivais les défrichements et les plantations, je chassais un peu, j'allais d?ner avec les officiers des postes voisins, ou bien ils venaient d?ner chez moi.
Quant aux... plaisirs--je vous les ai dits. Alger m'offrait les plus raffinés; et de temps en temps, un arabe complaisant et compatissant m'arrêtait au milieu d'une promenade pour me proposer d'amener chez moi, à la nuit, une femme de tribu. J'acceptais quelquefois, mais, le plus souvent, je refusais, par crainte des ennuis que cela pouvait me créer.
Et, un soir, en rentrant d'une tournée dans les terres, au commencement de l'été, ayant besoin de Mohammed, j'entrai dans sa tente sans l'appeler. Cela m'arrivait à tout moment.
Sur un de ces grands tapis rouges en haute laine du Djebel-Amour, épais et doux comme des matelas, une femme, une fille, presque nue, dormait, les bras croisés sur ses yeux. Son corps blanc, d'une blancheur luisante sous le jet de lumière de la toile soulevée, m'apparut comme un des plus parfaits échantillons de la race humaine que j'eusse vus. Les femmes sont belles par
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