La Main Gauche | Page 7

Guy de Maupassant

jamais n'a pénétré, on rencontre tout à coup le dôme de neige d'une
koubba renfermant les os d'un humble marabout, d'un marabout isolé, à
peine visité de temps en temps par quelques fidèles obstinés, venus du
douar voisin avec une bougie dans leur poche pour l'allumer sur le
tombeau du saint.

Or, un soir, comme je rentrais, je passai auprès d'une de ces chapelles
mahométanes, et ayant jeté un regard par la porte toujours ouverte, je
vis qu'une femme priait devant la relique. C'était un tableau charmant,
cette Arabe assise par terre, dans cette chambre délabrée, où le vent
entrait à son gré et amassait dans les coins, en tas jaunes, les fines
aiguilles sèches tombées des pins. Je m'approchai pour mieux regarder,
et je reconnus Allouma. Elle ne me vit pas, ne m'entendit point,
absorbée tout entière par le souci du saint; et elle parlait, à mi-voix, elle
lui parlait, se croyant bien seule avec lui, racontant au serviteur de Dieu
toutes ses préoccupations. Parfois elle se taisait un peu pour méditer,
pour chercher ce qu'elle avait encore à dire, pour ne rien oublier de sa
provision de confidences; et parfois aussi elle s'animait comme s'il lui
eût répondu, comme s'il lui eût conseillé une chose qu'elle ne voulait
point faire et qu'elle combattait avec des raisonnements.
Je m'éloignai, sans bruit, ainsi que j'étais venu, et je rentrai pour dîner.
Le soir, je la fis venir et je la vis entrer avec un air soucieux qu'elle
n'avait point d'ordinaire.
--Assieds-toi là, lui dis-je en lui montrant sa place sur le divan, à mon
côté.
Elle s'assit et comme je me penchais vers elle pour l'embrasser elle
éloigna sa tête avec vivacité.
Je fus stupéfait et je demandai:
--Eh bien, qu'y a-t-il?
--C'est Ramadan, dit-elle.
Je me mis à rire.
--Et le Marabout t'a défendu de te laisser embrasser pendant le
Ramadan?
--Oh oui, je suis une Arabe et tu es un Roumi!

--Ce serait un gros péché?
--Oh oui!
--Alors tu n'as rien mangé de la journée, jusqu'au coucher du soleil?
--Non, rien.
--Mais au soleil couché tu as mangé?
--Oui.
--Eh bien, puisqu'il fait nuit tout à fait tu ne peux pas être plus sévère
pour le reste que pour la bouche.
Elle semblait crispée, froissée, blessée et elle reprit avec une hauteur
que je ne lui connaissais pas.
--Si une fille arabe se laissait toucher par un Roumi pendant le
Ramadan, elle serait maudite pour toujours.
--Et cela va durer tout le mois.
Elle répondit avec conviction:
--Oui, tout le mois de Ramadan.
Je pris un air irrité et je lui dis:
--Eh bien, tu peux aller le passer dans ta famille, le Ramadan.
Elle saisit mes mains et les portant sur son coeur:
--Oh! je te prie, ne sois pas méchant, tu verras comme je serai gentille.
Nous ferons Ramadan ensemble, veux-tu? Je te soignerai, je te gâterai,
mais ne sois pas méchant.
Je ne pus m'empêcher de sourire tant elle était drôle et désolée, et je
l'envoyai coucher chez elle.

Une heure plus tard, comme j'allais me mettre au lit, deux petits coups
furent frappés à ma porte, si légers que je les entendis à peine.
Je criai: «Entrez» et je vis apparaître Allouma portant devant elle un
grand plateau chargé de friandises arabes, de croquettes sucrées, frites
et sautées, de toute une pâtisserie bizarre de nomade.
Elle riait, montrant ses belles dents, et elle répéta:
--Nous allons faire Ramadan ensemble.
Vous savez que le jeûne, commencé à l'aurore et terminé au crépuscule,
au moment où l'oeil ne distingue plus un fil blanc d'un fil noir, est suivi
chaque soir de petites fêtes intimes où on mange jusqu'au matin. Il en
résulte que, pour les indigènes peu scrupuleux, le Ramadan consiste à
faire du jour la nuit, et de la nuit le jour. Mais Allouma poussait plus
loin la délicatesse de conscience. Elle installa son plateau entre nous
deux, sur le divan, et prenant avec ses longs doigts minces une petite
boulette poudrée, elle me la mit dans la bouche en murmurant:
--C'est bon, mange.
Je croquai, le léger gâteau qui était excellent en effet, et je lui
demandai:
--C'est toi qui as fait ça?
--Oui, c'est moi?
--Pour moi?
--Oui, pour toi.
--Pour me faire supporter le Ramadan.
--Oui, ne sois pas méchant! Je t'en apporterai tous les jours.
Oh! le terrible mois que je passai là! un mois sucré, douceâtre,
enrageant, un mois de gâteries et de tentations, de colères et d'efforts

vains contre une invincible résistance.
Puis, quand arrivèrent les trois jours du Beïram, je les célébrai à ma
façon et le Ramadan fut oublié.
L'été s'écoula, il fut très chaud. Vers les premiers jours de l'automne,
Allouma me parut préoccupée, distraite, désintéressée de tout.
Or, un soir, comme je la faisais appeler, on ne la
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