La Mère de la Marquise | Page 8

Edmond About
le dirait-on pas?) à la cuisine. Elle eut l'oeil au
fruitier, elle étudia l'art de faire des confitures, elle s'inquiéta de la
pâtisserie. Chose étrange! les gens de la maison, au lieu de
s'impatienter de sa surveillance, lui en savaient le meilleur gré du
monde[41]. Ils comprenaient, mieux que Mme Benoît, combien il est
beau qu'une femme apprenne de bonne heure l'ordre, le soin, une sage
et libérale économie, et ces talents obscurs qui font le charme d'une
maison et la joie des hôtes auxquels elle ouvre sa porte.
[Note 38: =voler... dans=, to steal... from; after a verb of taking dans
refers to the place from which the object is removed.]
[Note 39: =du père Lopinot=, of old man Lopinot.]
[Note 40: =se fit grandelette,= was half-grown.]
[Note 41: =lui en savaient le meilleur gré du monde=, liked her ever so
much the better for it.]
Les leçons de Mme Benoît avaient porté d'étranges fruits. Cependant

elles ne furent pas tout à fait perdues. L'institutrice était sévère par
amour de sa fille, impatiente par amour du marquisat, et colère par
tempérament. Elle perdit si souvent patience que Lucile prit peur de sa
mère. La pauvre enfant s'entendait répéter tous les jours: «Vous ne
savez rien de rien, vous n'entendez rien à rien,[42] vous êtes bien
heureuse de m'avoir!» Elle se persuada naïvement qu'elle était bien
heureuse d'avoir Mme Benoît. Elle se crut, de bonne foi, niaise et
incapable; et, au lieu de s'en désoler, elle satisfit tous ses goûts,
s'abandonna à tous ses penchants, fut heureuse, aimée et charmante.
[Note 42: Notice the different ways in which about is rendered in
French; after savoir by de, after entendre by à.]
Mme Benoît était si pressée de jouir de la vie et du faubourg, qu'elle
aurait marié sa fille à quinze ans si elle l'avait pu. Mais Lucile à quinze
ans n'était encore qu'une petite fille. L'âge ingrat se prolongea pour elle
au delà des limites ordinaires. Il est à remarquer que les enfants des
villages sont moins précoces que ceux des villes: c'est sans doute par la
même raison qui fait que les fleurs des champs retardent sur celles des
jardins. À seize ans, Lucile commença de prendre figure. Elle était
encore un peu maigre, un peu rubiconde, un peu gauche; toutefois sa
gaucherie, sa maigreur et ses bras rouges n'étaient pas des épouvantails
à effaroucher l'amour. Elle ressemblait à ces chastes statues que les
sculpteurs allemands de la Renaissance[43] taillaient dans la pierre des
cathédrales; mais aucun fanatique de l'art grec n'eût dédaigné de jouer
auprès d'elle le rôle de Pygmalion.
[Note 43: =sculpteurs allemands de la Renaissance=; the chief of these
are Adam Kraft, 1480-1507, Peter Vischer, 1460-1530, with his five
sons, and above all Albrecht Dürer, 1471-1528. Nuremberg was the
principal field of their labors.]
Sa mère lui dit un beau matin en fermant cinq on six malles: «Je vais à
Paris chercher un marquis que vous épouserez.
--Oui, maman,» répondit-elle sans objection. Elle savait depuis des
années qu'elle devait épouser un marquis. Un seul souci la préoccupait,
sans qu'elle eût jamais osé s'en ouvrir à personne. Dans le salon d'une

amie de sa mère, Mme Mélier, en feuilletant un album de costumes,
elle avait vu une gravure coloriée représentant un marquis. C'était un
petit vieillard vêtu d'un costume du temps de Louis XV, culotte courte,
souliers à boucles d'or, épée à poignée d'acier, chapeau à plumes[44],
habit à paillettes. Cette image était si bien logée dans un des casiers de
sa mémoire, qu'elle se présentait au seul nom de marquis, et que la
pauvre enfant ne pouvait se persuader qu'il y eût d'autres marquis sur la
terre. Elle les croyait tous dessinés d'après le même modèle, et elle se
demandait avec effroi comment elle pourrait s'empêcher de rire en
donnant la main à son mari.
[Note 44: =chapeau à plumes=; in the seventeenth and eighteenth
centuries, only persons of noble rank were permitted to wear plumes in
their hats.]
Tandis qu'elle s'abandonnait à ces terreurs innocentes, Mme Benoît se
mettait en quête d'un marquis. Elle eut bientôt trouvé. Parmi les
débiteurs de son père avec lesquels elle avait conservé des relations, le
plus aimable était le vieux baron de Subressac. Non seulement il y était
toujours pour elle[45], mais il lui faisait même l'honneur de venir
déjeuner chez elle, en tête-à-tête. Ces familiarités n'étaient pas
compromettantes, d'un homme de soixante-quinze ans. Elle lui
demanda un jour, entre les deux derniers verres d'une bouteille de vin
de Tokay:
«Monsieur le baron, vous occupez-vous quelquefois de mariages?
[Note 45: =il y était toujours pour elle=, he was always at home to her.]
--Jamais, charmante, depuis qu'il y a des maisons pour cela.»
Le baron l'appelait paternellement charmante.
«Mais, reprit-elle sans se déferrer, s'il s'agissait de rendre service à
deux
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