consommations se payaient en conséquence. Depuis deux ans, des influences politiques avaient même amené la municipalité de La Neuville à honorer cette réunion suburbaine de sa présence. Pourtois, agent électoral à ménager, avait tenu à mettre le comble à son triomphe en obtenant cette consécration officielle. Et dans l'intérêt de leur popularité, les représentants de l'autorité n'avaient pas cru devoir la lui refuser.
Du reste, hormis pour son établissement, il était sans ambition. On avait voulu le nommer conseiller municipal: il s'y était refusé. On citait de lui à cette occasion, une réponse qui lui avait été certainement soufflée par sa femme: ?J'ai assez à faire de débiter mon vin, je n'ai pas le temps de débiter des paroles. Je ne me présenterai pas, mais je ferai passer les amis.? Et il les avait fait passer, comme il l'avait dit. Aussi son cabaret était-il devenu une sorte de lieu de réunion obligatoire, la?que mais nullement gratuit, où se débitaient autant de dangereuses paroles que de liquides frelatés. à ce jeu-là le gros homme se trouvait en passe de faire fortune. Mais il n'en devenait pas plus fier et ne dédaignait point, lorsqu'un charretier s'arrêtait à sa porte pour boire un petit verre ou une chopine, de lui tenir tête, surtout si sa femme n'était pas au comptoir. Car il filait doux devant la bourgeoise, et les mauvaises langues affirmaient que, dans les premiers temps, quand il s'était rebiffé, faisant valoir ses droits de ma?tre, elle l'avait battu.
Pascal, du haut de la c?te, avisant le cabaret, allongea le pas, comme un bon cheval qui flaire l'eau fra?che et le picotin de la halte. Il ne reconnaissait pas le bouchon de Pourtois, étroit, bas, aux murs salpêtrés, à la toiture de chaume rongée par la mousse, dans cette grande et pimpante maison dont les murs blancs, les volets verts et le toit rouge éclataient au soleil. L'enseigne seule, et la branche de houx, un peu vulgaire pour un cabaret qui pouvait sans forfanterie s'intituler café, avaient survécu.
La colline elle-même avait changé d'aspect. Autrefois, toute cette pente était inculte, et la lande couvrait les flancs crayeux du vallon jusqu'au mur du parc de Clairefont. Il avait bien souvent parcouru les genêts au-dessous de la Grande Marnière, alors inexplorée, tendant des lacets pour prendre des grives au mois d'octobre. Et tout ce pays était si complètement transformé qu'il ne retrouvait plus rien de ce qui le faisait si charmant dans son souvenir. Il le voyait coupé de routes, semé de maisons, ayant perdu sa sauvagerie, ouvert et accessible à tous. Il fut curieux de savoir si l'h?te serait plus reconnaissable que le g?te. Et, poussant la porte aux carreaux dépolis, il entra.
Une ombre fra?che régnait dans la salle, et les yeux du jeune homme, habitués à l'éclat violent du jour, eurent de la peine à percer cette obscurité. Cependant, au bout d'un instant, il distingua autour d'une table trois hommes assis, et, au comptoir très élevé, très vaste, couvert de flacons rangés en bon ordre, une femme sèche et brune, au visage gravé de petite vérole, à la machoire carrée, au front bombé sous des cheveux plats. Deux des trois hommes jouaient aux dominos, et, très actionnés à leur jeu, n'avaient pas entendu entrer Pascal. Le troisième leva la tête pour voir si la dame se trouvait à son poste, puis, tirant une épaisse bouffée de sa pipe, se remit à suivre la partie.
C'était une espèce de poussah, soufflé comme un ballon en baudruche, dont les yeux disparaissaient, refoulés par la graisse, et qui n'avait pas un poil sur sa peau luisante. Il était vêtu d'un pantalon gris et d'un gilet à manches de couleur marron. Aux pieds il avait des pantoufles en tapisserie, dont le sujet représentait un jeu de cartes déployé en éventail. Pascal reconnut à son volume le phénoménal Pourtois.
--C'est à vous à jouer, Fleury, dit le cafetier, d'une voix aigu? qui stupéfiait, sortant de sa formidable poitrine.
Fleury, greffier du juge de paix de La Neuville, était un homme de quarante ans, d'une laideur malsaine et répugnante. Ses lèvres étaient habituellement couvertes d'aphtes, qui saignaient et qu'il pansait avec des applications de papier, pour les dérober au contact de l'air. Ces bobos, recouverts de leur taie blanche, faisaient sa bouche plus ignoble, et en accentuaient la torsion hideuse et hypocrite. Ses yeux gris et vitreux ne montraient presque pas de blanc, et leur pupille avait une inquiétante mobilité. Ses cheveux mal coupés étaient pleins d'épis, qui se hérissaient dans tous les sens, achevant de donner à sa figure une expression effrayante. On le voyait toujours décemment habillé de noir. Pour l'instant, il était en bras de chemise, et avait ?té sa cravate.
Son adversaire était un homme d'une cinquantaine d'années, taillé en force, très rouge de visage, et le poil grisonnant. De petites
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