La Grande Marnière | Page 2

Georges Ohnet
quelques instants, je vous mettrai dans une route où vous ne risquerez plus de vous perdre...
--Bien volontiers, Madame... Mais j'espère que vous ne vous éloignerez pas de la direction que vous suiviez...
L'amazone secoua gravement la tête, et dit:
--Cela ne me détourne point d'un seul pas... L'étranger fit un signe d'acquiescement, et, séparé de la jeune femme par le lévrier, qui ne revenait pas de son antipathie et trottait en grondant sourdement, il suivit la fra?che et verte percée, ne parlant pas, mais admirant la beauté rayonnante de son guide. Par moments, des branches basses, pendant des troncs d'arbres, barraient le chemin, et l'amazone était obligée de courber la tête pour les éviter. Dans ce mouvement, sous son feutre, apparaissait sa nuque blanche sur laquelle frisaient des mèches folles, et son pur profil se détachait sur le fond sombre de la verdure. Elle se penchait souple et se redressait avec une grace élégante et simple, ne paraissant pas se douter qu'elle était admirée, et, soit par fierté, soit par insouciance, ne tenant aucun compte du compagnon que le hasard lui avait donné. Au repos, son visage exprimait une gravité mélancolique, comme si elle vivait sous l'empire d'une habituelle tristesse. Quels chagrins pouvait avoir cette jeune et belle personne créée pour être servie, choyée et adorée? La destinée injuste lui avait-elle donné le malheur, à elle faite pour la joie? Elle semblait riche. Sa peine devait donc être toute morale. Arrivé à ce point de ses inductions, l'étranger se demanda si sa compagne était une jeune femme ou une jeune fille. Sa haute taille, ses épaules rondes, dont l'harmonieuse ampleur était accentuée par la finesse de sa ceinture, étaient d'une femme. Mais la suavité veloutée de ses joues, la fra?che pureté de ses yeux trahissaient la jeune fille. Le lobe rosé de ses oreilles n'était point percé, et ni au cou ni aux poignets elle ne portait de bijou.
Cependant il y avait près d'un quart d'heure qu'ils marchaient dans le chemin creux, quand ils arrivèrent à une lande couverte de bruyères en fleurs, sur lesquelles voltigeaient des papillons d'un jaune soufre. Au bord d'une plaine, où poussait une herbe maigre et br?lée par le soleil, des moutons paissaient sous la garde d'un chien noir qui se mit à courir en apercevant le lévrier, et à japper gaiement. Ils étaient sans doute camarades, car ils partirent tous les deux dans une galopade folle, le lévrier, léger et rapide comme une flèche, enla?ant le chien noir dans les anneaux de sa course circulaire et vertigineuse. L'amazone fit entendre un sifflement aigu, le lévrier s'arrêta net sur ses jarrets frémissants, regarda sa ma?tresse, et, accompagné du chien noir, revint avec soumission.
--Où est donc le Roussot? murmura l'amazone entre ses dents; ses moutons et son chien sont-ils seuls ici, ce matin?
Comme elle achevait de prononcer ces paroles, des éclats de rire stridents partirent d'un petit bouquet de bouleaux, et, au bord d'une mare, entourée de paquets de linge qu'elle était occupée à laver, agenouillée dans une caisse de bois garnie de paille, apparut une belle fille, les bras nus couverts encore de mousse irisée, lutinée par un jeune dr?le aux cheveux roux, vêtu d'un sarreau de toile grise, son grand chapeau de paille lui tombant sur le dos. Il avait pris la laveuse par les épaules, et, la tenant renversée, il chatouillait son cou rond et frais avec des brins de folle avoine. Elle se débattait, amusée et fachée à la fois, criant au travers d'un rire nerveux:
--Veux-tu finir, mauvais Roussot!... Attends, tout à l'heure, je vas te caresser avec mon battoir.
Mais le berger ne lachait pas prise, au contraire: il serrait plus étroitement la jeune fille dans ses bras noueux et étrangement velus. Ses yeux sournois brillaient, ses lèvres se retroussaient avec un rictus féroce, découvrant des dents croisées comme celles d'un loup. Il ne parlait pas, mais de sa bouche sortait un grognement sauvage. Il avait achevé de renverser la laveuse dans les joncs et il la poussait du c?té de l'eau. Elle ne riait plus, et commen?ait à avoir peur. Mais ses cris n'arrêtaient pas le Roussot, qui ricanait toujours comme un insensé, et maintenant posait ses lèvres sur les épaules de la fille, avec une brutalité telle qu'on n'aurait pu dire s'il voulait la mordre ou l'embrasser.
étonnés devant ce tableau, l'amazone et l'étranger s'étaient arrêtés. Tous deux avaient éprouvé le même sentiment d'inquiétude vague en assistant aux ébats semi-calins, semi-violents des deux jeunes gens.
--Voilà un mauvais jeu, dit l'étranger... Et, élevant la voix: Finiras-tu, garnement, ou faut-il que j'aille te secouer les oreilles?
à ces paroles, la laveuse se redressa un peu, mais le berger ne parut pas avoir entendu. L'étranger, gagné par la colère, s'apprêtait à l'interpeller plus rudement encore, lorsque l'amazone, se retournant sur sa selle, lui dit:
--Ce gar?on est à
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