La Daniella, Vol. II. | Page 9

George Sand
cette
organisation émoussée, très-inférieure à celle du paysan le plus

fiévreux et le plus indolent de la Campagne de Rome. En fait de
religion, il est impossible de savoir s'il a la notion de Dieu à quelque
degré que ce soit. Il parle chapelle, reliques, cierges, offices et chapelet;
mais je ne crois pas qu'au-dessus du matériel du culte, il ait une idée, un
sentiment religieux quelconques.
Quant à la société religieuse et politique de son pays, ce sont lettres
closes pour lui. Il confond dans la même soumission béate et souriante
tout ce qu'il peut avoir de respect et de foi pour le pape de 1848 et pour
le pape d'aujourd'hui; et non seulement il approuve et bénit le pape
passant d'un système au système opposé, mais encore il admire et bénit,
parmi les princes de l'Église, les plus ardents ennemis de tout système
émanant du pape. Pourvu qu'on soit cardinal, évéque ou seulement
abbate, on est un personnage nimbé, qui l'éblouit et le subjugue. Bref,
on ne peut rien tirer de lui, et Dieu sait bien que je ne voulais en tirer
autre chose que des renseignements à mon usage sur ma situation
personnelle; mais cela même fut impossible: tout aboutissait à cet
éternel _Chi lo sa?_ qui est arrivé à me porter sur les nerfs. Mes
questions l'effrayaient; il ne les comprenait même pas. Il ne savait pas
si le cardinal avait agi réellement; il ne savait pas si mon affaire était
poursuivie au civil ou au religieux, si j'avais affaire au giudice
processante, juge d'instruction du pays, ou à _l'inquisiteur de droit_,
président du tribunal ecclésiastique, ou enfin au saint-office proprement
dit; car ces trois juridictions fonctionnent tour à tour et peut-être
simultanément dans les poursuites politiques, civiles et religieuses. Or,
dans ce pays-ci, l'accusation portée contre moi peut être envisagée sous
ces trois faces.
Quand je vis que mes questions étaient superflues, j'engageai Tartaglia
à reconduire le capucin à son couvent; mais celui-ci, pris de terreur,
refusa de sortir avant deux heures du matin.
--A l'heure qu'il est, dit-il (il était dix heures), mon couvent est fermé, et
il ne sera rouvert que lorsqu'on sonnera matines. Ne vous inquiétez pas
de moi; je m'éveillerai de moi-même à ce moment-là; je vas m'étendre
sur votre lit et faire un somme.
Cette proposition me révolta, car le bonhomme était d'une malpropreté

classique. Tartaglia m'en préserva en lui disant qu'il ne fallait pas
risquer d'être surpris dans ma chambre, et il l'emmena coucher dans le
cellier à la paille, où, en cas d'événement, il pourrait se tenir coi et
n'être pas découvert.

XXXII
Mondragone, 20 avril.
Comme il m'eût été impossible de dormir, j'enlevai le souper, je donnai
de l'air à ma chambre, puis je m'enfermai et rallumai la bougie afin de
tromper l'inquiétude et la tristesse en reprenant ce journal. Mais je
n'avais pas écrit une ligne que l'on frappa de nouveau à ma porte. Un
pareil incident m'eût bouleversé hier, lorsque je me sentais seul au
monde avec Daniella. Aujourd'hui que je ne l'attends plus et que toutes
mes précautions pour conjurer le destin seraient à peu près inutiles, je
me sens préparé à tout et déjà habitué à cette vie d'éventualités plus ou
moins sérieuses.
Je répondis donc: «Entrez!» sans me déranger.
C'était encore Tartaglia.
--Tout va bien, mossiou! me dit-il. Le capucin ronfle déjà dans la paille,
et tout est tranquille au dehors. Je vais vous souhaiter una felicissima
notte, et faire moi-même un somme. Je sortirai avec fra Cipriano à
l'heure de matines, et pourrai revenir avant le jour avec vos provisions
de bouche pour la journée. C'est le moment où les plus éveillés se
sentent fatigués, et où l'on peut espérer de tromper la surveillance.
--Tu crois donc que, réellement, les jardins sont occupés par la police;
le moine n'a pas rêvé cela?
--Il n'a pas rêvé, ni moi non plus. Rien n'est plus certain.
--Avoue-moi que tu en es toi-même, de la police?

--Je ne l'avoue pas, cela n'est pas; mais, si cela était, vous devriez en
remercier le ciel?
--Tu pourrais donc en être et ne pas vouloir me livrer?
--On peut tout ce qu'on veut, amico mio, et quand on est à même de
servir plusieurs maîtres, c'est le coeur et la conscience qui choisissent
celui qu'on doit protéger contre les autres. Ah! mossiou, cela vous
semble malhonnête, et vous riez de tout! Mais vous n'êtes pas Italien, et
vous ne savez pas ce que vaut un Italien! Vous êtes d'un pays où toutes
choses sont réglées par une espèce de droit apparent qui enchaîne la
liberté du coeur et de l'esprit. Chacun pense à soi, chez vous autres, et
chacun se sent ou se croit en sûreté chez lui. C'est cela qui vous rend
égoïstes et froids. Ici, où nous
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