La Daniella, Vol. II. | Page 2

George Sand
ce terrain, maintenant
abandonné à lui-même. Le cyclamen, qui ne se plaît que sous les arbres,
est plus rare dans ces ruines. Pourtant j'en ai découvert dans un nid dans
la rocaille de la fontaine qui est au bout du parterre, et je les ménage
religieusement; j'en sais le compte.
Cette fontaine, la seule qui ait conservé de l'eau vive dans l'intérieur du
château, est l'objet divertissant de mon enclos. Elle est placée sur une
sorte de théâtre où l'on monte par un perron à bas reliefs de mosaïques

représentant des dragons, et surmonté de vases ventrus, qui nourrissent
une végétation de plantes sauvages assez semblables à des artichauts.
Ces vilaines plantes sont tout à fait en harmonie avec ces vilains pots.
La fontaine est une grande coupe posée sur un gros piédestal et garnie
des mêmes gros vases de marbre blanc. Un lit d'herbes aquatiques
surmontées de petites étoiles blanches d'une fraîcheur exquise, s'est
installé au fond de cette vasque, qui occupe le milieu d'une espèce de
proscénium d'un faux goût antique. Tout autour sont des niches vides
de leurs personnages mythologiques et dans l'une desquelles l'eau
arrive du dehors et remplit un bassin assez vaste, au ras du pavé de
mosaïque. Car tout est marbre précieux dans cette futile décoration, et
les échantillons de lapis, de porphyre, de jaspe, de vert et de rouge
antiques craquent partout sous les pieds. Il y en a, près de la porte, un
grand tas destiné à sabler le stradone, et sur ce tas dans un coin du mur,
la tête à moitié cachée par les bardanes et les chardons, gît une pauvre
bacchante rococo couronnée de raisins. Elle est là, avec son rire pétrifié
sur une bouche en coeur, étalant au soleil ses seins nus, tandis que ses
jambes, plantées debout à côté d'elle, semblent attendre qu'elle se
relève.
Je goûte dans cette captivité, dans cette solitude absolue, des plaisirs
que je ne connaissais pas. Ce matin, je regardais au-dessous de moi, par
les balustrades de ma terrasse, les enfants de la ferme jouer sur la
grande terrasse aux girouettes (le _terrazzone_), dont l'enceinte ne fait
pas partie de mon domaine. J'écoutais leurs discours, et je me plaisais à
l'emphase toute romaine avec laquelle un petit garçon maigre à figure
de singe racontait qu'une fois en sa vie il avait mangé le cioccolata
chez le curé de Monte-Porzio. L'histoire de ce chocolat ne finissait pas,
et, pour en raviver le doux souvenir, il invitait ses camarades à en
prendre fictivement dans des coquilles que l'on arrangeait en _dînette_
sur une grande ardoise. Il imitait alors les manières accortes et
majestueuses du curé, et pendant une grande heure, au milieu d'un
bavardage impossible à suivre, j'entendais le mot de cioccolata revenir
avec une intonation de volupté indéfinissable, les autres marmots
savourant, en imagination, cette ambroisie inconnue, vantée par leur
camarade.

Je me rappelai que j'avais quelques tablettes de chocolat apportées par
Daniella, et il me fallut un grand effort de prudence pour ne pas les leur
jeter à travers les balustres. Quelle eût été leur surprise et leur joie de
voir tomber à leur pieds cette tuile précieuse, envoyée, certes, par la fée
de girouettes! Je crois que j'allais succomber à la tentation, lorsqu'une
jeune femme, que je crois être la femme de Felipone, arriva et les
gronda beaucoup d'être si près du château, exposés, disait-elle, à
recevoir sur la tête les pierres et les ardoises qui pleuvaient
incessamment. Cette crainte m'étonna un peu, car, de ce côté-là, rien ne
s'écroule quand le temps est calme, et l'empressement qu'elle mit à
emmener sa marmaille me fît penser qu'elle me savait là, et qu'elle
protégeait le mystère qui m'abrite. Pourtant Daniella assure qu'elle ne
peut se douter de ma présence.
J'ai compris, en voyant partir ces enfants qui m'amusaient, les joies
mélancoliques des prisonniers, le besoin d'entendre le son de la voix
humaine et de contempler les ébats des êtres libres; mais j'ai compris
cela seulement par la réflexion, car je suis le captif le plus docile et le
plus satisfait qui existe. Je resterais certes ici toute ma vie avec joie
dans les conditions où je m'y trouve. La pensée que Daniella doit
infailliblement arriver à une heure fixe fait pour moi de l'isolement une
volupté perpétuelle. Je suis là du matin au soir, dans l'attente d'un
rendez-vous d'amour, dont je savoure le souvenir en même temps que
l'espérance. Ma passion a ses heures de profond recueillement. C'est
comme une idée religieuse méditée dans la solennité d'une vie
d'anachorète.
J'écoute aussi avec plaisir des paroles lointaines que m'apportent les
bouffées du vent, et j'aime à interpréter les situations auxquelles ces
lambeaux de conversation peuvent se rapporter. Le chemin des
Camaldules à Frascati passe très-près d'ici, et j'entends les bouviers
crier après leurs boeufs, et
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