La Daniella, Vol. I. | Page 5

George Sand

véritable jeunesse.
»Puis vinrent les journées de juin, qui apportèrent l'épouvante et la
colère jusqu'au fond de nos campagnes. Les paysans voyaient des
bandits et des incendiaires dans tous les passants; on leur courait sus, et
mon pauvre oncle, si humain et si charitable, avait peur des mendiants
et leur fermait sa porte. Je compris que la haine avait dévoré les
semences de fraternité avant qu'elles eussent eu le temps de germer;
mon âme se resserra et mon coeur contristé n'eut plus d'illusions. Tout
se résuma pour moi dans ce mot: Les hommes n'étaient pas mûrs! Alors
je tâchai de vivre avec cette pensée morne et lourde: La vérité sociale
n'est pas révélée. Les sociétés en sont encore à vouloir inaugurer son
règne par la force, et chaque nouvelle expérience démontre que la
forme matérielle est un élément sans durée et qui passe d'un camp à
l'autre comme une graine emportée par le vent. La vraie force, la foi,
n'est pas née... elle ne naîtra peut-être pas de mon temps. Ma jeunesse
ne verra que des jours mauvais, mon âge mûr, que des temps de
positivisme. Pourquoi donc, hélas! ai-je fait un beau rêve et salué une
aurore qui ne devait pas avoir de lendemain? Mieux eût valu vivre si
loin de ces choses, que le bruit n'en fût pas venu jusqu'à moi; mieux eût
valu naître et mourir dans la pesante somnolence de ces gens de
campagne qu'un changement quelconque trouble pendant un instant, et

qui retombent avec joie dans les liens de l'habitude, sous le joug du
passé.
«Telle fut la rêverie douloureuse de mes années d'adolescence,
augmentée des douleurs particulières que je vous ai racontées.
«Aujourd'hui, j'arrive dans une société rapidement transformée par des
événements imprévus, poussée en avant d'une part, rejetée en arrière de
l'autre, aux prises avec des fascinations étranges, avec une pensée
énigmatique à bien des égards, comme le sera toujours une pensée
individuelle imposée aux masses. Je ne songe point ici à vous parler
politique: les inductions qui s'appuient sur des éventualités de fait sont
les plus vaines de toutes. Je me borne à chercher, dans l'avenir, une
situation morale quelconque, à laquelle je puisse me rattacher, et, en
regardant celle qui m'environne, je ne trouve pas ma place dans ces
intérêts nouveaux qui captivent l'attention et la volonté des hommes de
mon temps.
--Voyons, lui dis-je, j'ai très-bien compris tout ce qui t'a rendu triste
comme te voilà. Cette tristesse, loin de me sembler coupable, me donne
une meilleure opinion de toi; mais il est temps d'en sortir, je ne dirai
pas par un effort de ta volonté (il n'y a pas de volonté possible sans un
but arrêté), mais par un plus grand examen de cette société actuelle que
tu ne connais pas assez pour avoir le droit d'en désespérer.
--Je n'en désespère pas, répondit-il; mais je la connais ou je la devine
assez, je vous jure, pour être certain qu'il faut y vivre enivré ou
désenchanté. Ce milieu paisible, raisonnable, patient, ces humbles et
bonnes existences d'autrefois, que me retrace le souvenir de ma propre
enfance dans la famille bourgeoise; cette honnête et honorable
médiocrité où l'on pouvait se tenir sans grands efforts et sans grands
combats, n'existent plus. Les idées ont été trop loin pour que la vie de
ménage ou de clocher soit supportable. Il y a dix ans, je me le rappelle
bien, on avait encore un esprit d'association dans les sentiments, des
volontés en commun, des désirs ou des regrets dont on pouvait
s'entretenir à plusieurs. Rien de semblable depuis que chaque parti
social ou politique s'est subdivisé en nuances infinies. Cette fièvre de
discussion qui a débordé les premiers jours de la République, n'a pas eu
le temps d'éclaircir des problèmes qui portaient la lumière dans leurs
flancs, mais qui, faute d'aboutir, ont laissé des ténèbres derrière eus,
pour la plupart des hommes de cette génération. Quelques esprits d'élite

travaillent toujours à élucider les grandes questions de la vie morale et
intellectuelle; mais les masses n'éprouvent que le dégoût et la lassitude
de tout travail de réflexion. On n'ose plus parler de rien de ce qui est au
delà de l'horizon des intérêts matériels, et cela, non pas tant à cause des
polices ombrageuses que par crainte de la discussion amère ou oiseuse,
de l'ennui ou de la mésintelligence que soulèvent maintenant ces
problèmes. La mort se fait presque au sein même des familles les
mieux unies; on évite d'approfondir les questions sérieuses, par crainte
de se blesser les uns les autres. On n'existe donc plus qu'à la surface, et,
pour quiconque sent le besoin de l'expansion et de la confiance,
quelque chose de lourd comme le plomb et de froid comme la glace est
répandu dans l'atmosphère, à quelque étage de la société que l'on se
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