La Daniella, Vol. I. | Page 3

George Sand
au monde, répondit-il. J'étais son protecteur; je me
figurais être son père, parce que j'avais quatre ans de plus qu'elle. Elle
était jolie, intelligente, et elle m'adorait. Elle demeurait à trois lieues du
presbytère de mon oncle, et, tous les dimanches, on me permettait
d'aller la voir. Un jour, je trouvai un cercueil sur la porte de sa maison.
Elle était morte sans que j'eusse appris qu'elle était malade. Dans nos
campagnes sans chemins et sans mouvement, vous savez, trois lieues,
c'est une distance. Cet événement eut beaucoup d'influence sur ma vie
et sur mon caractère, déjà ébranlé par la mort de mon père. Je perdis
toute gaieté. Je ne fus pas consolé ou fortifié par une tendresse délicate
ou intelligente. Mon oncle me disait qu'il était ridicule de pleurer, parce
que notre Juliette était au ciel et plus à envier qu'à plaindre. Je n'en
doutais pas; mais cela ne m'enseignait pas le moyen de vivre sans
affection, sans intérêt et sans but. Bref, je restai longtemps taciturne et
accablé, et, j'ai beau faire, je me sens toujours mélancolique et porté à
l'indolence.

--Cette indolence est-elle le résultat de tes réflexions sur le néant de la
vie, ou un état de langueur physique? Je te trouve pâle, et tu parais plus
âgé que tu ne l'es. Es-tu d'une bonne santé?
--Je n'ai jamais été malade, et j'ai physiquement de l'activité. Je suis un
marcheur infatigable; j'aimerais peut-être les voyages; mais mon
malheur est de ne pas bien savoir ce que j'aime, car je ne me connais
point, et je suis paresseux à m'interroger.
--Tu me parlais cependant de tes projets: donc, tu n'as pas quitté ta
province et tu n'es pas venu à Paris sans avoir quelque désir ou quelque
résolution d'utiliser ta vie?
--Utiliser ma vie! dit le jeune homme après un moment de silence; oui,
voilà bien le fond de ma pensée. J'ai besoin que vous me disiez qu'un
homme n'a pas le droit de vivre pour lui seul. C'est pour que vous me
disiez cela que je suis ici; et, quand vous me l'aurez bien fait
comprendre et sentir, je chercherai à quoi je suis propre, si toutefois je
suis propre à quelque chose.
--Voilà ce qu'il ne faut jamais révoquer en doute. Si tu es bien pénétré
de l'idée du devoir, tu dois te dire qu'il n'y a d'incapables que ceux qui
veulent l'être.
Nous causâmes ensemble une demi-heure, et je trouvai en lui une
grande docilité de coeur et d'esprit. Je le regardais avec attention, et je
remarquais la délicate et pénétrante beauté de sa figure. Plutôt petit que
grand, brun jusqu'à en être jaune, un peu trop inculte de chevelure, et
déjà pourvu d'une moustache très-noire, il offrait, au premier aspect,
quelque chose de sombre, de négligé ou de maladif; mais un doux
sourire illuminait parfois cette figure bilieuse, et des éclairs de vive
sensibilité donnaient à ses yeux, un peu petits et enfoncés, un
rayonnement extraordinaire. Ce n'étaient là ni le sourire, ni le regard
d'une jeunesse avortée et infructueuse. Il y avait, dans la simplicité de
son élocution, une netteté douce et comme une habitude de distinction
qui ne sentaient pas trop le village. Enfin, bien qu'en effet il ne sût
peut-être rien, il n'était étranger à rien, et me paraissait apte et prompt à
tout comprendre.
--Vous avez raison, me dit-il en me quittant; mieux vaudrait le suicide
réel que le suicide de l'âme par nonchalance et par poltronnerie. Je
manque d'un grand désir de vivre; mais je ne suis pourtant pas dégoûté
maladivement de la vie, et je sens que, ne voulant pas m'en débarrasser,

je dois l'utiliser selon mes forces. Le scepticisme du siècle était venu
me blesser jusqu'au fond de nos campagnes. Je m'étais dit que, entre
l'ambition des vanités de la vie et le mépris de toute activité, il n'y avait
peut-être plus de milieu pour les enfants de ce temps-ci. Vous me dites
qu'il y en a encore. Eh bien, je chercherai, je réfléchirai, et, quand, avec
cette espérance, je me serai de nouveau consulté, je reviendrai vous
voir.
Il passa cependant six mois à Paris sans prendre aucun parti et sans
vouloir me reparler de lui-même. Il venait souvent chez nous, il était de
la famille; il nous aimait et nous l'aimions; car nous avions
promptement découvert en lui des qualités essentielles, une grande
droiture, de la discrétion et de la fierté, de la délicatesse dans tous les
sentiments et dans toutes les idées, enfin quelque chose de calme, de
sage et de pur, je ne dirai pas au-dessus de son âge, car cet âge devrait
être, dans les conditions normales de la vie, une sereine éclosion de ce
que nous avons de meilleur dans l'âme, mais au-dessus de ce que l'on
pouvait attendre d'un enfant livré
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