La Daniella, Vol. I. | Page 4

George Sand
ami, je remarquais une défiance de lui-même qui ne prenait pas sa source, comme je l'avais craint d'abord, dans une apathie de tempérament, mais bien dans une candeur de bon sens et de bon go?t.
Je ne pourrais pourtant pas dire que ce charmant gar?on répond?t parfaitement au désir que j'avais de le bien diriger. Il restait mélancolique et indécis. Cette manière d'être donnait un grand attrait à son commerce. Sa personnalité ne se mettant jamais en travers de celle des autres, il se laissait doucement entra?ner, en apparence, à leur gaieté ou à leur raison, mais je voyais bien qu'il gardait, par devers lui, une appréciation un peu triste et désillusionnée des hommes et des choses, et je le trouvais trop jeune pour s'abandonner au désenchantement avant que l'expérience lui e?t donné le droit de le faire. Je le plaignais de n'être ni amoureux, ni enthousiaste, ni ambitieux. Il me semblait qu'il avait trop de jugement et pas assez d'émotion, et j'étais tenté de lui conseiller quelque folie, plut?t que de le voir rester ainsi en dehors de toutes choses, et comme qui dirait en dehors de lui-même.
Enfin, il se décida à me reparler de son avenir; et, comme il était d'ordinaire très-peu expansif sur son propre compte, j'eus à refaire connaissance avec lui dans une seconde explication directe, bien que je l'eusse vu très-souvent depuis la première.
Dans ce court espace de quelques mois, il s'était fait en lui certains changements extérieurs qui semblaient révéler des modifications intérieures plus importantes. Il s'était promptement mis à l'unisson de la société parisienne par sa toilette plus soignée et ses manières plus aisées. Il s'était habillé et coiffé comme tout le monde; et cela, soit dit en passant, le rendait très-joli gar?on, sa figure ayant déjà par elle-même un charme remarquable. Il avait pris de l'usage et de l'aisance. Son air et son langage annon?aient une grande facilité à effacer les angles de son individualité au contact des choses extérieures. Je m'attendais donc à le trouver un peu rattaché à ces choses, et je fus étonné d'apprendre de lui qu'il s'en était, au contraire, détaché davantage.

II
--Non, me dit-il, je ne saurais m'enivrer de ce qui enivre la jeunesse de mon temps; et, si je ne découvre pas quelque chose qui me réveille et me passionne, je n'aurai pas de jeunesse. Ne me croyez pas lache pour cela; mettez-vous à ma place, et vous me jugerez avec indulgence. Vous appartenez à une génération éclose au souffle d'idées généreuses. Quand vous aviez l'age que j'ai maintenant, vous viviez d'un souffle d'avenir social, d'un rêve de progrès immédiat et rapide qu'à la révolution de juillet, vous cr?tes prêt à voir réaliser. Vos idées furent refoulées, persécutées, vos espérances déjouées par le fait; mais elles ne furent point étouffées pour cela, et la lutte continua jusqu'en février 1848, moment de vertige où une explosion nouvelle vous fit retrouver la jeunesse et la foi. Tout ce qui s'est passé depuis n'a pu vous les faire perdre. Vous et vos amis, vous avez pris l'habitude de croire et d'attendre; vous serez toujours jeunes, puisque vous l'êtes encore à cinquante ans. On peut dire que le pli en est pris, et que votre expérience du passé vous donne le droit de compter sur l'avenir. Mais nous, enfants de vingt ans, notre émotion a suivi la marche contraire. Notre esprit a ouvert ses ailes pour la première fois, au soleil de la République; et tout aussit?t les ailes sont tombées, le soleil s'est voilé. J'avais treize ans, moi, quand on me dit: ?Le passé n'existe plus, une nouvelle ère commence; la liberté n'est pas un vain mot, les hommes sont m?rs pour ce beau rêve; tu vas avoir l'existence noble et digne que tes pères n'avaient fait qu'entrevoir, tu es plus que l'_égal_, tu es le _frère_ de tous tes semblables.?
--Est-ce ton oncle le curé qui te parlait de la sorte?
--Non, certes. Mon oncle le curé, qui n'avait pas peur pour sa vie (c'est un homme brave et résolu), avait peur pour son petit avoir, pour son traitement, pour son champ, pour son mobilier, pour son cheval. Il avait horreur du changement, et, sans avoir ni ennemis ni persécuteurs, il rêvait avec effroi le retour de 93.
?Quant à moi, je lisais les journaux, les proclamations, et j'entendais parler. Je buvais l'espérance par tous mes sens, par tous mes pores, et j'eus deux ou trois mois d'enfance enthousiaste qui furent ma seule, ma véritable jeunesse.
?Puis vinrent les journées de juin, qui apportèrent l'épouvante et la colère jusqu'au fond de nos campagnes. Les paysans voyaient des bandits et des incendiaires dans tous les passants; on leur courait sus, et mon pauvre oncle, si humain et si charitable, avait peur des mendiants et leur fermait sa porte. Je compris que la haine avait dévoré
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