ma majorité, j'ai pu lire quelques bons ouvrages, et, bien que tous ne fussent pas orthodoxes, jamais ce bon curé ne s'est avisé de se placer entre moi et ce qu'il considérait comme ma propriété.
--Comment se fait-il qu'il ne t'ait pas mis au collège?
--élevé par mon père, qui avait résolu de m'instruire lui-même et qui m'avait donné les seules notions d'études classiques que j'ai re?ues, j'éprouvais pour le collège une antipathie que mon bon oncle ne voulut pas même essayer de vaincre. Il disait, je m'en souviens, en me prenant chez lui, que ce serait autant d'épargné sur mon petit avoir, et que je serais bien aise, c'était son mot, de retrouver mon revenu capitalisé à ma majorité. ?D'ailleurs, ajoutait-il, puisque l'idée de mon frère était de l'élever à la maison, je dois me conformer à son désir, et je sais bien assez de latin pour lui enseigner ce qu'il en faut savoir.? Mon brave oncle avait cette intention; mais le temps lui manqua toujours, et, quand il rentrait, fatigué de ses courses, j'avoue que je ne le tourmentais pas pour me donner des le?ons. Il s'assoupissait après souper dans son fauteuil, pendant que je lisais, à l'autre bout de la cheminée, Platon, Leibnitz ou Rousseau; quelquefois Walter Scott ou Shakspeare, ou encore Byron ou Goethe, sans qu'il me demandat quel livre j'avais entre les mains. Me voyant tranquille, recueilli, et studieux à ma manière, heureux et sans mauvaises passions, il s'est imaginé que cette absence de vices et de travers était son ouvrage, et que n'être ni méchant, ni importun, ni nuisible, suffisait pour être agréable à Dieu et aux hommes.
--De telle sorte que tu penses n'avoir aucune grande qualité, aucune grande faculté développée, faute d'une direction éclairée ou d'une sollicitude assidue?
--Cela est certain, répondit le jeune gar?on avec une singulière tranquillité. Pourtant, je serais un misérable ingrat si je me plaignais de mon oncle. Il a fait pour moi tout ce qu'il s'est avisé de faire et ce qu'il a jugé le meilleur. Sa vieille servante a eu des soins si maternels pour ma santé, ma propreté, mon bien-être; elle et lui ont si bien assuré le charme de mes loisirs, en prévenant tous mes besoins; une telle habitude de silence, d'ordre et de douceur régnait autour de moi lorsque mon oncle s'absentait pour les soins de son ministère, qu'il n'aurait pas eu de motifs pour s'inquiéter de moi. Chaque jour, songeant au triple dép?t qui lui était confié, ma vie, mon ame et ma bourse, il me faisait trois questions: ?Tu n'es pas malade? Tu ne perds pas ton temps? Tu n'as pas besoin de quelque argent?? Et, comme je répondais invariablement _non_, à ces trois interrogations, il s'endormait tranquille.
--Ainsi, repris-je, tu ne te plains de personne; mais tout à l'heure tu avais sur les lèvres, comme par réticence, une sorte de plainte contre toi-même.
--Je ne suis ni content ni mécontent de ce que je suis. N'ayant été poussé dans aucune direction, je ne peux pas valoir grand'chose, et, si je me suis permis de vous parler de moi, c'est qu'il faut bien que je m'excuse de la visite que j'ai osé vous faire.
--Ta visite m'est agréable, ton nom m'est cher, et tu m'intéresses par toi-même, bien que je ne pénètre pas encore beaucoup ton caractère et tes idées.
--C'est qu'il n'y a rien à pénétrer du tout, dit le jeune homme avec un sourire plut?t enjoué que mélancolique. Je suis un être tout à fait nul et insignifiant, je le sais; car, depuis quelque temps, je commen?ais à me lasser de mon bonheur et à reconna?tre que je n'y avais aucun droit; voilà pourquoi, dès que l'heure de ma majorité a sonné, j'ai demandé à mon oncle la permission d'aller voir Paris, et, lui faisant part de mes projets, j'ai obtenu son assentiment.
--Et quels sont tes projets? Peut-on t'aider à les réaliser?
--Je l'ignore. Je ne sais si l'on peut être utile à ceux qui ne sont bons à rien; et il est possible que je sois de ceux-là. Dans ce cas, vous pouvez me renvoyer planter mes choux, puisque, par malheur, je possède assez de choux pour en vivre.
--Pourquoi par malheur?
--Parce que j'ai hérité de la part de ma pauvre petite soeur, et que me voilà, depuis quelques jours de majorité, à la tête de vingt mille francs.
En parlant ainsi avec simplicité et résignation, Valreg se détourna, et je crus voir qu'il cachait une grosse larme venue tout à coup au souvenir de sa jeune soeur.
--Tu l'aimais beaucoup? lui dis-je.
--Plus que tout au monde, répondit-il. J'étais son protecteur; je me figurais être son père, parce que j'avais quatre ans de plus qu'elle. Elle était jolie, intelligente, et elle m'adorait. Elle demeurait à trois lieues du presbytère de mon oncle, et, tous les dimanches, on me permettait d'aller
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