La Débâcle | Page 2

Emile Zola
grade de sergent. Quand on a été paysan, on reste paysan.
Mais la vue du feu de bois vert qui fumait toujours, l'intéressa, et il interpella les deux hommes en train de s'acharner, Loubet et Lapoulle, tous deux de son escouade.
-- Lachez donc ?a! vous nous empoisonnez!
Loubet, maigre et vif, l'air farceur, ricanait.
-- Ca prend, caporal, je vous assure... Souffle donc, toi!
Et il poussait Lapoulle, un colosse, qui s'épuisait à décha?ner une tempête, de ses joues enflées comme des outres, la face congestionnée, les yeux rouges et pleins de larmes.
Deux autres soldats de l'escouade, Chouteau et Pache, le premier étalé sur le dos, en fainéant qui aimait ses aises, l'autre accroupi, très occupé à recoudre soigneusement une déchirure de sa culotte, éclatèrent, égayés par l'affreuse grimace de cette brute de Lapoulle.
-- Tourne-toi, souffle de l'autre c?té, ?a ira mieux! cria Chouteau.
Jean les laissa rire. On n'allait peut-être plus en trouver si souvent l'occasion; et lui, avec son air de gros gar?on sérieux, à la figure pleine et régulière, n'était pourtant pas pour la mélancolie, fermant les yeux volontiers quand ses hommes prenaient du plaisir. Mais un autre groupe l'occupa, un soldat de son escouade encore, Maurice Levasseur, en train, depuis une heure bient?t, de causer avec un civil, un monsieur roux d'environ trente-six ans, une face de bon chien, éclairée de deux gros yeux bleus à fleur de tête, des yeux de myope qui l'avaient fait réformer. Un artilleur de la réserve, maréchal des logis, l'air crane et d'aplomb avec ses moustaches et sa barbiche brunes, était venu les rejoindre; et tous les trois s'oubliaient là, comme en famille.
Obligeamment, pour leur éviter quelque algarade, Jean crut devoir intervenir.
-- Vous feriez bien de partir, monsieur. Voici la retraite, si le lieutenant vous voyait...
Maurice ne le laissa pas achever.
-- Restez donc, Weiss.
Et, sèchement, au caporal:
-- Monsieur est mon beau-frère. Il a une permission du colonel, qu'il conna?t.
De quoi se mêlait-il, ce paysan, dont les mains sentaient encore le fumier? Lui, re?u avocat au dernier automne, engagé volontaire que la protection du colonel avait fait incorporer dans le 106e, sans passer par le dép?t, consentait bien à porter le sac; mais, dès les premières heures, une répugnance, une sourde révolte l'avait dressé contre cet illettré, ce rustre qui le commandait.
-- C'est bon, répondit Jean, de sa voix tranquille, faites-vous empoigner, je m'en fiche.
Puis, il tourna le dos, en voyant bien que Maurice ne mentait pas; car le colonel, M De Vineuil, passait à ce moment, de son grand air noble, sa longue face jaune coupée de ses épaisses moustaches blanches; et il avait salué Weiss et le soldat d'un sourire. Vivement, le colonel se rendait à une ferme que l'on apercevait sur la droite, à deux ou trois cents pas, parmi des pruniers, et où l'état-major s'était installé pour la nuit. On ignorait si le commandant du 7e corps se trouvait là, dans l'affreux deuil dont venait de le frapper la mort de son frère, tué à Wissembourg. Mais le général de brigade Bourgain-Des-Feuilles, qui avait sous ses ordres le 106e, y était s?rement, très braillard comme à l'ordinaire, roulant son gros corps sur ses courtes jambes, avec son teint fleuri de bon vivant que son peu de cervelle ne gênait point. Une agitation grandissait autour de la ferme, des estafettes partaient et revenaient à chaque minute, toute l'attente fébrile des dépêches, trop lentes, sur cette grande bataille que chacun sentait fatale et voisine depuis le matin. Où donc avait-elle été livrée, et quels en étaient à cette heure les résultats? à mesure que tombait la nuit, il semblait que, sur le verger, sur les meules éparses autour des étables, l'anxiété roulat, s'étalat en un lac d'ombre. Et l'on disait encore qu'on venait d'arrêter un espion Prussien r?dant autour du camp, et qu'on l'avait conduit à la ferme, pour que le général l'interrogeat. Peut-être le colonel De Vineuil avait-il re?u quelque télégramme, qu'il courait si fort.
Cependant, Maurice s'était remis à causer avec son beau-frère Weiss et son cousin Honoré Fouchard, le maréchal des logis. La retraite, venue de loin, peu à peu grossie, passa près d'eux, sonnante, battante, dans la paix mélancolique du crépuscule; et ils ne semblèrent même pas l'entendre. Petit-fils d'un héros de la grande armée, le jeune homme était né, au Chesne-Populeux, d'un père détourné de la gloire, tombé à un maigre emploi de percepteur. Sa mère, une paysanne, avait succombé en les mettant au monde, lui et sa soeur jumelle Henriette, qui, toute petite, l'avait élevé. Et, s'il se trouvait là, engagé volontaire, c'était à la suite de grandes fautes, toute une dissipation de tempérament faible et exalté, de l'argent qu'il avait jeté au jeu, aux femmes, aux sottises de Paris dévorateur, lorsqu'il y était venu terminer son droit et que la famille s'était saignée pour faire de lui un
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