La Cité Antique | Page 9

Fustel de Coulanges
ma fille un noble époux. Fais qu'ils ne meurent pas comme moi avant l'age, mais qu'au sein du bonheur ils remplissent une longue existence. ? [9] Dans l'infortune l'homme s'en prenait à son foyer et lui adressait des reproches; dans le bonheur il lui rendait graces. Le soldat qui revenait de la guerre le remerciait de l'avoir fait échapper aux périls. Eschyle nous représente Agamemnon revenant de Troie, heureux, couvert de gloire; ce n'est pas Jupiter qu'il va porter sa joie et sa reconnaissance; il offre le sacrifice d'actions de graces au foyer qui est dans sa maison. [10] L'homme ne sortait de sa demeure sans adresser une prière au foyer; à son retour, avant de revoir sa femme et d'embrasser ses enfants, il devait s'incliner devant le foyer et l'invoquer. [11]
Le feu du foyer était donc la Providence de la famille. Son culte était fort simple. La première règle était qu'il y e?t toujours sur l'autel quelques charbons ardents; car si le feu s'éteignait, c'était un dieu qui cessait d'être. A certains moments de la journée, on posait sur le foyer des herbes sèches et du bois; alors le dieu se manifestait en flamme éclatante. On lui offrait des sacrifices; or, l'essence de tout sacrifice était d'entretenir et de ranimer ce feu sacré, de nourrir et de développer le corps du dieu. C'est pour cela qu'on lui donnait avant toutes choses le bois; c'est pour cela qu'ensuite on versait sur l'autel le vin br?lant de la Grèce, l'huile, l'encens, la graisse des victimes. Le dieu recevait ces offrandes, les dévorait; satisfait et radieux, il se dressait sur l'autel et il illuminait son adorateur de ses rayons. C'était le moment de l'invoquer; l'hymne de la prière sortait du coeur de l'homme.
Le repas était l'acte religieux par excellence. Le dieu y présidait. C'était lui qui avait cuit le pain et préparé les aliments; [12] aussi lui devait-on une prière au commencement et à la fin du repas. Avant de manger, on déposait sur l'autel les prémices de la nourriture; avant de boire, on répandait la libation de vin. C'était la part du dieu. Nul ne doutait qu'il ne f?t présent, qu'il ne mangeat et ne b?t; et, de fait, ne voyait-on pas la flamme grandir comme si elle se f?t nourrie des mets offerts? Ainsi le repas était partagé entre l'homme et le dieu: c'était une cérémonie sainte, par laquelle ils entraient en communion ensemble. [13] Vieilles croyances, qui à la longue disparurent des esprits, mais qui laissèrent longtemps après elles des usages, des rites, des formes de langage, dont l'incrédule même ne pouvait pas s'affranchir. Horace, Ovide, Pétrone soupaient encore devant leur foyer et faisaient la libation et la prière. [14]
Ce culte du feu sacré n'appartenait pas exclusivement aux populations de la Grèce et de l'Italie. On le retrouve en Orient. Les lois de Manou, dans la rédaction qui nous en est parvenue, nous montrent la religion de Brahma complètement établie et penchant même vers son déclin; mais elles ont gardé des vestiges et des restes d'une religion plus ancienne, celle du foyer, que le culte de Brahma avait reléguée au second rang, mais n'avait pas pu détruire. Le brahmane a son foyer qu'il doit entretenir jour et nuit; chaque matin et chaque soir il lui donne pour aliment le bois; mais, comme chez les Grecs, ce ne peut être que le bois de certains arbres indiqués par la religion. Comme les Grecs et les Italiens lui offrent le vin, le Hindou lui verse la liqueur fermentée qu'il appelle soma. Le repas est aussi un acte religieux, et les rites en sont décrits scrupuleusement dans les lois de Manou. On adresse des prières au foyer, comme en Grèce; on lui offre les prémices du repas, le riz, le beurre, le miel. Il est dit: ? Le brahmane ne doit pas manger du riz de la nouvelle récolte avant d'en avoir offert les prémices au foyer. Car le feu sacré est avide de grain, et quand il n'est pas honoré, il dévore l'existence du brahmane négligent. ? Les Hindous, comme les Grecs et les Romains, se figuraient les dieux avides non-seulement d'honneurs et de respect, mais même de breuvage et d'aliment. L'homme se croyait forcé d'assouvir leur faim et leur soif, s'il voulait éviter leur colère.
Chez les Hindous cette divinité du feu est souvent appelée Agni. Le Rig- Véda contient un grand nombre d'hymnes qui lui sont adressées. Il est dit dans l'un d'eux: ? O Agni, tu es la vie, tu es le protecteur de l'homme.... Pour prix de nos louanges, donne au père de famille qui t'implore, la gloire et la richesse.... Agni, tu es un défenseur prudent et un père; à toi nous devons la vie, nous sommes ta famille. ? Ainsi le dieu du foyer est, comme
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