La Chartreuse de Parme | Page 5

Stendhal
pendu depuis longtemps, descendit du mont
Saint-Bernard. Il entra dans Milan 2 ce moment est encore unique dans
l'histoire; figurez-vous tout un peuple amoureux fou. Peu de jours après,
Napoléon gagna la bataille de Marengo. Le reste est inutile à dire.
L'ivresse des Milanais fut au comble; mais, cette fois, elle était
mélangée d'idées de vengeance: on avait appris la haine à ce bon peuple.
Bientôt l'on vit arriver ce qui restait des patriotes déportés aux bouches
de Cattaro; leur retour fut célébré par une fête nationale. Leurs figures
pâles, leurs grands yeux étonnes, leurs membres amaigris, faisaient un
étrange contraste avec la joie qui éclatait de toutes parts. Leur arrivée
fut le signal du départ pour les familles les plus compromises. Le
marquis del Dongo fut un des premiers à s'enfuir à son château de
Grianta. Les chefs des grandes familles étaient remplis de haine et de
peur; mais leurs femmes leurs filles, se rappelaient les joies du premier
séjour des Français, et regrettaient Milan et les bals si gais, qui aussitôt
après Marengo s'organisèrent à la Casa Tanzi;. Peu de jours après la
victoire, le général français chargé de maintenir la tranquillité dans la
Lombardie s'aperçut que tous
les fermiers des nobles, que toutes les vieilles femmes de la campagne,
bien loin de songer encore à cette étonnante victoire de Marengo qui
avait changé les destinées de l'Italie, et reconquis treize places fortes en
un jour, n'avaient l'âme occupée que d'une prophétie de saint Giovita, le
premier patron de Brescia. Suivant cette parole sacrée, les prospérités
des Français et de Napoléon devaient cesser treize semaines juste après
Marengo. Ce qui excuse un peu le marquis del Dongo et tous les nobles
boudeurs des campagnes, c'est que réellement et sans comédie ils
croyaient à la prophétie. Tous ces gens-là n'avaient pas lu quatre
volumes en leur vie; ils faisaient ouvertement leurs préparatifs pour
rentrer à Milan au bout de treize semaines, mais le temps, en s'écoulant,
marquait de nouveaux succès pour la cause de la France. De retour à
Paris, Napoléon, par de sages décrets, sauvait la Révolution à l'intérieur,
comme il l'avait sauvée à Marengo contre les étrangers. Alors les
nobles lombards, réfugiés dans leurs châteaux, découvrirent que
d'abord ils avaient mal compris la prédiction du saint patron de Brescia:
il ne s'agissait pas de treize semaines, mais bien de treize mois. Les
treize mois s'écoulèrent, et la prospérité de la France semblait

s'augmenter tous les jours.
Nous glissons sur dix années de progrès et de bonheur, de 1800 à 1810;
Fabrice passa les premières au château de Grianta, donnant et recevant
force coups de poing au milieu des petits paysans du village, et en
n'apprenant rien, pas même à lire. Plus tard, on l'envoya au collège des
jésuites à Milan. Le marquis son père exigea qu'on lui montrât le latin,
non point d'après ces vieux auteurs qui parlent toujours de républiques,
mais sur un magnifique volume orné de plus de cent gravures,
chef-d'oeuvre des artistes du XVIIe siècle; c'était la généalogie latine
des Valserra, marquis del Dongo, publiée en 1650 par Fabrice del
Dongo, archevêque de Parme. La fortune des Valserra étant surtout
militaire, les gravures représentaient force batailles, et toujours on
voyait quelque héros de ce nom donnant de grands coups d'épée. Ce
livre plaisait fort au jeune Fabrice. Sa mère, qui l'adorait, obtenait de
temps en temps la permission de venir le voir à Milan, mais son mari
ne lui offrant jamais d'argent pour ces voyages, c'était sa belle-soeur,
l'aimable comtesse Pietranera, qui lui en prêtait. Après le retour des
Français, la comtesse était devenue l'une des femmes les plus brillantes
de la cour du prince Eugène, vice-roi d'Italie.
Lorsque Fabrice eut fait sa première communion, elle obtint du marquis,
toujours exilé volontaire, la permission de le faire sortir quelquefois de
son collège. Elle le trouva singulier, spirituel, fort sérieux, mais joli
garçon, et ne déparant point trop le salon d'une femme à la mode; du
reste, ignorant à plaisir, et sachant à peine écrire. La comtesse, qui
portait en toutes choses son caractère enthousiaste, promit sa protection
au chef de l'établissement, si son neveu Fabrice faisait des progrès
étonnants, et à la fin de l'année avait beaucoup de prix. Pour lui donner
les moyens de les mériter, elle l'envoyait chercher tous les samedis soir,
et souvent ne le rendait à ses maîtres que le mercredi ou le jeudi. Les
jésuites, quoique tendrement chéris par le prince vice-roi, étaient
repoussés d'Italie par les lois du royaume, et le supérieur du collège,
homme habile, sentit tout le parti qu'il pourrait tirer de ses relations
avec une femme toute-puissante à la cour. Il n'eut garde de se plaindre
des absences de Fabrice, qui, plus ignorant que jamais, à la fin de
l'année obtint cinq premiers prix. A cette
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