La Bête Humaine | Page 6

Emile Zola
Hein! pourquoi n'as-tu pas voulu?
Séverine, les regards vacillants, eut un geste d'impatience.
--Est-ce que je puis te laisser tout seul?
--Ce n'est pas une raison... Depuis notre mariage, en trois ans, tu es bien allée deux fois à Doinville, passer ainsi une semaine. Rien ne t'empêchait d'y retourner une troisième.
La gêne de la jeune femme croissait, elle avait détourné la tête.
--Enfin, ?a ne me disait pas. Tu ne vas pas me forcer à des choses qui me déplaisent.
Roubaud ouvrit les bras, comme pour déclarer qu'il ne la for?ait à rien. Pourtant, il reprit:
--Tiens! tu me caches quelque chose... La dernière fois, est-ce que madame Bonnehon t'aurait mal re?ue?
Oh! non, madame Bonnehon l'avait toujours très bien accueillie. Elle était si agréable, grande, forte, avec de magnifiques cheveux blonds, belle encore malgré ses cinquante-cinq ans! Depuis son veuvage, et même du vivant de son mari, on racontait qu'elle avait eu souvent le coeur occupé. On l'adorait à Doinville, elle faisait du chateau un lieu de délices, toute la société de Rouen y venait en visite, surtout la magistrature. C'était dans la magistrature que madame Bonnehon avait eu beaucoup d'amis.
--Alors, avoue-le, ce sont les Lachesnaye qui t'ont battu froid.
Sans doute, depuis son mariage avec M. de Lachesnaye, Berthe avait cessé d'être pour elle ce qu'elle était autrefois. Elle ne devenait guère bonne, cette pauvre Berthe, si insignifiante, avec son nez rouge. A Rouen, les dames vantaient beaucoup sa distinction. Aussi, un mari comme le sien, laid, dur, avare, semblait-il plut?t fait pour déteindre sur sa femme et la rendre mauvaise. Mais non, Berthe s'était montrée convenable à l'égard de son ancienne camarade, celle-ci n'avait aucun reproche précis à lui adresser.
--C'est donc le président qui te dépla?t, là-bas?
Séverine, qui, jusque-là, répondait lentement, d'une voix égale, fut reprise d'impatience.
--Lui, quelle idée!
Et elle continua, en petites phrases nerveuses. On le voyait seulement à peine. Il s'était réservé, dans le parc, un pavillon, dont la porte donnait sur une ruelle déserte. Il sortait, il rentrait, sans qu'on le s?t. Jamais sa soeur, du reste, ne connaissait au juste le jour de son arrivée. Il prenait une voiture à Barentin, se faisait conduire de nuit à Doinville, vivait des journées dans son pavillon, ignoré de tous. Ah! ce n'était pas lui qui vous gênait, là-bas.
--Je t'en parle, parce que tu m'as raconté vingt fois que, dans ton enfance, il te faisait une peur bleue.
--Oh! une peur bleue! tu exagères, comme toujours... Bien s?r qu'il ne riait guère. Il vous regardait si fixement, de ses gros yeux, qu'on baissait la tête tout de suite. J'ai vu des gens se troubler, ne pas pouvoir lui adresser un mot, tellement il leur en imposait, avec son grand renom de sévérité et de sagesse... Mais, moi, il ne m'a jamais grondée, j'ai toujours senti qu'il avait un faible pour moi...
De nouveau, sa voix se ralentissait, ses yeux se perdaient au loin.
--Je me souviens... Quand j'étais gamine et que je jouais avec des amies, dans les allées, s'il venait à para?tre, toutes se cachaient, même sa fille Berthe, qui tremblait sans cesse d'être en faute. Moi, je l'attendais, tranquille. Il passait, et en me voyant là, souriante, le museau levé, il me donnait une petite tape sur la joue... Plus tard, à seize ans, lorsque Berthe avait une faveur à obtenir de lui, c'était toujours moi qu'elle chargeait de la demande. Je parlais, je ne baissais pas les regards, et je sentais les siens qui m'entraient sous la peau. Mais je m'en moquais bien, j'étais si certaine qu'il accorderait tout ce que je voudrais!... Ah! oui, je me souviens, je me souviens! Là-bas, il n'y a pas un taillis du parc, pas un corridor, pas une chambre du chateau, que je ne puisse évoquer en fermant les yeux.
Elle se tut, les paupières closes; et, sur son visage chaud et gonflé, semblait passer le frisson de ces choses d'autrefois, les choses qu'elle ne disait point. Un instant, elle demeura ainsi, avec un petit battement des lèvres, comme un tic involontaire qui lui tirait douloureusement un coin de la bouche.
--Il a été certainement très bon pour toi, reprit Roubaud, qui venait d'allumer sa pipe. Non seulement il t'a fait élever comme une demoiselle, mais il a très sagement administré tes quatre sous, et il a arrondi la somme, lors de notre mariage... Sans compter qu'il doit te laisser quelque chose, il l'a dit devant moi.
--Oui, murmura Séverine, cette maison de la Croix-de-Maufras, cette propriété que le chemin de fer a coupée. On y allait parfois passer huit jours... Oh! je n'y compte guère, les Lachesnaye doivent le travailler pour qu'il ne me laisse rien. Et puis, j'aime mieux rien, rien!
Elle avait prononcé ces dernières paroles d'une voix si vive, qu'il s'en étonna, retirant sa pipe de la bouche, la regardant de ses yeux arrondis.
--Es-tu dr?le! On assure
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