LUscoque | Page 9

George Sand
avait surtout la passion du jeu.
Accoutumé qu'il était à tous les dangers et à toutes les voluptés, ce
n'était plus que dans le jeu qu'il trouvait des émotions. Il jouait donc
d'une manière qui, même dans ce pays et ce siècle de joueurs, semblait
effrayante, exposant souvent, sur un coup de dés, sa fortune tout entière,
gagnant et perdant vingt fois par nuit le revenu de cinquante familles. Il
ne tarda pas à faire de larges trouées dans la dot de sa femme, et sentit
bientôt qu'il fallait ou changer de vie ou réparer ses pertes, s'il ne
voulait se trouver dans la même position qu'avant son mariage. Le
printemps était revenu, et l'on s'apprêtait à reprendre les hostilités. Il
déclara à Morosini qu'il désirait garder l'emploi que la république lui
avait confié sous ses ordres, et regagna ainsi, par son ardeur militaire,
les bonnes grâces de l'amiral, qu'il avait commencé à perdre par sa
mauvaise conduite. Quand le moment fut venu de mettre à la voile, il se
rendit à son poste avec sa galère, et appareilla avec le reste de la flotte
au commencement de 1686.
Il prit une part brillante à tous les principaux combats qui signalèrent
cette mémorable campagne, et se distingua particulièrement au siège de
Coron et à la bataille que gagnèrent les Vénitiens sur le capitan-pacha
Mustapha dans les plaines de la Laconie. Quand l'hiver arriva, Morosini,
après avoir mis en état de défense ses nombreuses conquêtes, mena la
flotte hiverner à Corfou, où elle était à même de surveiller à la fois
l'Adriatique et la mer Ionienne. En effet, les Turcs ne firent pendant
toute la mauvaise saison aucune tentative sérieuse; mais les habitants
des écueils du golfe de Lépante, soumis l'année précédente par le
général Strasold, profitant du moment où la violence des vents et la
perpétuelle agitation de la mer empêchaient les gros navires de guerre
vénitiens de sortir, protégés d'ailleurs contre ceux qu'ils pouvaient
rencontrer par la petitesse et la légèreté de leurs barques qui allaient se
cacher, comme des oiseaux de mer, derrière le moindre rocher, se
livraient presque ouvertement à la piraterie. Ils attaquaient tous les
bâtiments de commerce que les affaires forçaient à tenter ce passage
difficile, souvent même des galères armées, s'en emparaient la plupart
du temps, pillaient les chargements et massacraient les équipages. Les
Missolonghis surtout s'étaient réfugiés dans les îles Curzolari, situées

entre la Morée, l'Étolie et Céphalonie, et causaient d'horribles ravages.
Le généralissime, pour y mettre un terme, envoya, dans les îles les plus
infestées, des garnisons de marins choisis avec de fortes galères, et en
confia le commandement aux officiers les plus habiles et les plus
résolus de l'armée. Il n'oublia pas Soranzo, qui, ennuyé de l'inaction où
se tenait l'armée, avait l'un des premiers demandé du service contre les
pirates, et il lui confia un poste digne de ses talents et de son courage. Il
fut envoyé avec trois cents hommes à la plus grande des îles Curzolari,
et chargé de surveiller l'important passage qu'elles commandent. Son
arrivée jeta la terreur parmi les Missolonghis, qui connaissaient sa
bravoure indomptable et son impitoyable sévérité; et dans les premiers
temps, il ne se commit pas un seul acte de piraterie vers les parages
qu'il commandait, tandis que les autres gouvernements, malgré
l'activité des garnisons, continuaient à être le théâtre de fréquents et
terribles brigandages. Son oncle, enchanté de sa réussite complète, lui
fit envoyer par la république des lettres de félicitation.
Cependant Orio, trompé dans l'espoir qu'il avait formé de trouver des
ennemis à combattre et à dépouiller, voulut tenter un grand coup qui
réparât à son égard ce qu'il appelait l'injustice du sort. Il avait appris
que le pacha de Patras gardait dans son palais des trésors immenses, et
que, se fiant sur la force de la ville et sur le nombre des habitants, il
laissait faire à ses soldats une assez mauvaise garde. Prenant là-dessus
ses dispositions, il choisit les cent plus braves soldats de sa troupe, les
fit monter sur une galère, gouverna sur Patras de manière à n'y arriver
que de nuit, cacha son navire et ses gens dans une anse abritée,
descendit le premier à terre, et se dirigea seul et déguisé vers la ville.
Vous connaissez le reste de cette aventure, qui a été si poétiquement
racontée par Byron. A minuit, Orio donna le signal convenu à sa troupe,
qui se mit en marche pour venir le joindre à la porte de la ville. Alors il
égorgea les sentinelles, traversa silencieusement la ville, surprit le
palais, et commença à le piller. Mais, attaqué par une troupe vingt fois
plus nombreuse que la sienne, il fut refoulé dans une cour et cerné de
toutes parts. Il se défendit comme un lion, et ne rendit son épée que
longtemps
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