LUscoque | Page 4

George Sand
seul et désolé il passait les nuits dans les larmes.
Que se passait-il donc? Le peuple vénitien est le plus curieux qui soit au monde. Il y avait là un beau thème pour les ingénieux commentaires des dames et les railleuses observations des jeunes gens. Il paraissait certain que Morosini mariait toujours sa nièce; mais ce dont on ne pouvait plus douter, c'est qu'il ne la mariait point avec Ezzelin. Pour quelle cause mystérieuse cet hymen était-il rompu à la veille d'être contracté? Et quel autre fiancé s'était donc trouvé là, comme par enchantement, pour remplacer tout à coup le seul parti qui e?t semblé jusque-là convenable? On se perdait en conjectures.
Un beau soir, on vit une gondole fort simple glisser sur le canal de Fusine; mais, à la rapidité de sa marche et au bon air des gondoliers, on eut bient?t reconnu que ce devait être quelque personnage de haut rang revenant incognito de la campagne. Quelques désoeuvrés qui se promenaient sur une barque dans les mêmes eaux suivirent cette gondole de près et virent le noble Morosini assis à c?té de sa nièce. Orio Soranzo était à demi couché aux pieds de Giovanna, et dans la douce préoccupation avec laquelle Giovanna caressait le beau lévrier blanc d'Orio, il y avait tout un monde de délices, d'espérance et d'amour.
?En vérité! s'écrièrent toutes les dames qui prenaient le frais sur la terrasse du palais Mocenigo, lorsque la nouvelle arriva au bout d'une heure dans le beau monde: Orio Soranzo! ce mauvais sujet!? Puis il se fit un grand silence, et personne ne se demanda comment la chose avait pu arriver. Celles qui affectaient le plus de mépriser Orio Soranzo et de plaindre Giovanna Morosini, savaient trop bien qu'Orio était un homme irrésistible.
Un soir, Ezzelin, après avoir passé le jour à poursuivre le sanglier au fond des bois, rentrait triste et fatigué. La chasse avait été magnifique, et les piqueurs du comte s'étonnaient qu'une si belle partie n'e?t pas éclairci le front de leur ma?tre. Son air morne et son regard sombre contrastaient avec les fanfares et les aboiements des chiens, auxquels l'écho répondait joyeusement du haut des tourelles du vieux manoir. Au moment où le comte franchissait le pont-levis, un courrier, qui venait d'arriver quelques minutes avant lui, vint à sa rencontre, et, tenant d'une main la bride de son cheval poudreux et haletant, lui présenta de l'autre, en s'inclinant presque à terre, une lettre dont il était porteur. Le comte, qui d'abord avait jeté sur lui un regard distrait et froid, tressaillit au nom que pronon?ait l'envoyé. Il saisit la lettre d'une main convulsive, et, arrêtant son ardent coursier avec une impatience qui le fit cabrer, il resta un instant incertain et farouche, comme s'il e?t voulu répondre à ce message par l'insulte et le mépris; mais, se calmant presque aussit?t, il donna un sequin d'or à l'envoyé et descendit de cheval sur le pont même, se croyant à la porte de ses appartements, et laissant tra?ner dans la poussière les rênes de sa noble monture.
Il était enfermé depuis une heure environ dans un cabinet, lorsque son écuyer vint lui dire que le courrier, conformément aux ordres de ses ma?tres, allait repartir pour Venise, et qu'auparavant il désirait prendre les ordres du noble comte. Celui-ci parut s'éveiller comme d'un rêve. A un signe qu'il fit, l'écuyer lui apporta de quoi écrire, et le lendemain matin Giovanna Morosini re?ut des mains du courrier la réponse suivante:
?Vous me dites, madame, que des bruits de diverses natures circulent dans le public à propos de votre mariage et de mon départ. Selon les uns, j'aurais encouru la disgrace de votre famille par quelque action basse ou quelque liaison honteuse; selon les autres, j'aurais eu d'assez graves sujets de plainte contre vous pour vous faire l'affront de me retirer à la veille de l'hyménée. Quant au premier de ces bruits, vous avez trop de bonté, et vous prenez trop de soin, madame. Je suis fort peu sensible, à l'heure qu'il est, à l'effet que peut produire mon malheur dans l'opinion publique; il est assez grand par lui-même pour que je ne l'aggrave pas par des préoccupations d'un ordre inférieur. Quant à la seconde supposition dont vous me parlez, je con?ois combien votre orgueil en doit souffrir; et votre orgueil est fondé, madame, sur de trop légitimes prétentions pour que j'entre en révolte contre ce qu'il peut vous dicter en cet instant. L'arrêt est cruel; cependant je bornerai toute ma plainte à vous le dire aujourd'hui, et demain j'obéirai. Oui, je repara?trai à Venise, et, prenant votre invitation pour un ordre, j'assisterai à votre mariage. Vous voulez que j'étale en public le spectacle de ma douleur, vous voulez que tout Venise lise sur mon front l'arrêt de votre dédain. Je le con?ois, il faut que l'opinion
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 85
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.