LIngenu | Page 9

Voltaire
Dieu, mon neveu, que me dites-vous là? Vous aimez donc cette belle demoiselle à la folie?--Oui, mon oncle.--- Hélas! mon neveu, il est impossible que vous l'épousiez.--Cela est très possible, mon oncle; car non seulement elle m'a serré la main en me quittant, mais elle m'a promis qu'elle me demanderait en mariage; et assurément je l'épouserai.--Cela est impossible, vous dis-je, elle est votre marraine; c'est un péché épouvantable à une marraine de serrer la main de son filleul: il n'est pas permis d'épouser sa marraine; les lois divines et humaines s'y opposent.--Morbleu! mon oncle, vous vous moquez de moi: pourquoi serait-il défendu d'épouser sa marraine, quand elle est jeune et jolie? Je n'ai point vu dans le livre que vous m'avez donné qu'il f?t mal d'épouser les filles qui ont aidé les gens à être baptisés. Je m'aper?ois tous les jours qu'on fait ici une infinité de choses qui ne sont point dans votre livre, et qu'on n'y fait rien de tout ce qu'il dit: je vous avoue que cela m'étonne et me fache. Si on me prive de la belle Saint-Yves, sous prétexte de mon baptême, je vous avertis que je l'enlève, et que je me débaptise.
Le prieur fut confondu; sa soeur pleura. Mon cher frère, dit-elle, il ne faut pas que notre neveu se damne; notre saint-père le pape peut lui donner dispense, et alors il pourra être chrétiennement heureux avec ce qu'il aime. L'Ingénu embrassa sa tante. Quel est donc, dit-il, cet homme charmant qui favorise avec tant de bonté les gar?ons et les filles dans leurs amours? Je veux lui aller parler tout-à-l'heure.
On lui expliqua ce que c'était que le pape; et l'Ingénu fut encore plus étonné qu'auparavant. Il n'y a pas un mot de tout cela dans votre livre, mon cher oncle; j'ai voyagé, je connais la mer; nous sommes ici sur la c?te de l'océan; et je quitterais mademoiselle de Saint-Yves pour aller demander la permission de l'aimer à un homme qui demeure vers la Méditerranée, à quatre cents lieues d'ici, et dont je n'entends point la langue! cela est d'un ridicule incompréhensible. Je vais sur-le-champ chez monsieur l'abbé de Saint-Yves, qui ne demeure qu'à une lieue de vous, et je vous réponds que j'épouserai ma ma?tresse dans la journée.
Comme il parlait encore, entra le bailli qui, selon sa coutume, lui demanda où il allait. Je vais me marier, dit l'Ingénu en courant; et au bout d'un quart d'heure il était déjà chez sa belle et chère basse-brette qui dormait encore. Ah! mon frère, disait mademoiselle de Kerkabon au prieur, jamais vous ne ferez un sous-diacre de notre neveu.
Le bailli fut très mécontent de ce voyage; car il prétendait que son fils épousat la Saint-Yves; et ce fils était encore plus sot et plus insupportable que son père.
CHAPITRE VI.
L'Ingénu court chez sa ma?tresse, et devient furieux.
A peine l'Ingénu était arrivé, qu'ayant demandé à une vieille servante où était la chambre de sa ma?tresse, il avait poussé fortement la porte mal fermée, et s'était élancé vers le lit. Mademoiselle de Saint-Yves, se réveillant en sursaut, s'était écriée: Quoi! c'est vous! ah! c'est vous! arrêtez-vous, que faites-vous?" Il avait répondu: Je vous épouse; et en effet il l'épousait, si elle ne s'était pas débattue avec toute l'honnêteté d'une personne qui a de l'éducation.
L'Ingénu n'entendait pas raillerie; il trouvait toutes ces fa?ons-là extrêmement impertinentes. Ce n'était pas ainsi qu'en usait mademoiselle Abacaba, ma première ma?tresse; vous n'avez point de probité; vous m'avez promis mariage, et vous ne voulez point faire mariage; c'est manquer aux premières lois de l'honneur; je vous apprendrai à tenir votre parole, et je vous remettrai dans le chemin de la vertu.
L'Ingénu possédait une vertu male et intrépide, digne de son patron Hercule, dont on lui avait donné le nom à son baptême; il allait l'exercer dans toute son étendue, lorsqu'aux cris per?ants de la demoiselle plus discrètement vertueuse, accourut le sage abbé de Saint-Yves, avec sa gouvernante, un vieux domestique dévot, et un prêtre de paroisse. Cette vue modéra le courage de l'assaillant. Eh, mon Dieu! mon cher voisin, lui dit l'abbé, que faites-vous là? Mon devoir, répliqua le jeune homme; je remplis mes promesses, qui sont sacrées.
Mademoiselle de Saint-Yves se rajusta en rougissant. On emmena l'Ingénu dans un autre appartement. L'abbé lui remontra l'énormité du procédé. L'Ingénu se défendit sur les privilèges de la loi naturelle, qu'il connaissait parfaitement. L'abbé voulut prouver que la loi positive devait avoir tout l'avantage, et que, sans les conventions faites entre les hommes, la loi de nature ne serait presque jamais qu'un brigandage naturel. Il faut, lui disait-il, des notaires, des prêtres, des témoins, des contrats, des dispenses. L'Ingénu lui répondit par la réflexion que les sauvages ont toujours faite: Vous êtes donc de bien malhonnêtes gens, puisqu'il faut entre vous tant de précautions.
L'abbé eut de
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 32
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.