LIngenu | Page 7

Voltaire
de Saint-Yves se désespéraient; le bailli interrogeait tous les passants avec sa gravité ordinaire; mademoiselle de Kerkabon pleurait; mademoiselle de Saint-Yves ne pleurait pas, mais elle poussait de profonds soupirs qui semblaient témoigner son go?t pour les sacrements. Elles se promenaient tristement le long des saules et des roseaux qui bordent la petite rivière de Rance, lorsqu'elles aper?urent au milieu de la rivière une grande figure assez blanche, les deux mains croisées sur la poitrine. Elles jetèrent un grand cri et se détournèrent. Mais la curiosité l'emportant bient?t sur toute autre considération, elles se coulèrent doucement entre les roseaux; et quand elles furent bien s?res de n'être point vues, elles voulurent voir de quoi il s'agissait.

CHAPITRE IV.
L'Ingénu baptisé.
Le prieur et l'abbé étant accourus demandèrent à l'Ingénu ce qu'il fesait là. Eh parbleu! messieurs, j'attends le baptême: il y a une heure que je suis dans l'eau jusqu'au cou, et il n'est pas honnête de me laisser morfondre.
Mon cher neveu, lui dit tendrement le prieur, ce n'est pas ainsi qu'on baptise en Basse-Bretagne; reprenez vos habits et venez avec nous. Mademoiselle de Saint-Yves, en entendant ce discours, disait tout bas à sa compagne: Mademoiselle, croyez-vous qu'il reprenne sit?t ses habits?
Le Huron cependant repartit au prieur: Vous ne m'en ferez pas accroire cette fois-ci comme l'autre; j'ai bien étudié depuis ce temps-là, et je suis très certain qu'on ne se baptise pas autrement. L'eunuque de la reine Candace[1] fut baptisé dans un ruisseau; je vous défie de me montrer dans le livre que vous m'avez donné qu'on s'y soit jamais pris d'une autre fa?on. Je ne serai point baptisé du tout, ou je le serai dans la rivière. On eut beau lui remontrer que les usages avaient changé, l'Ingénu était têtu, car il était breton et huron. Il revenait toujours à l'eunuque de la reine Candace; et quoique mademoiselle sa tante et mademoiselle de Saint-Yves, qui l'avaient observé entre les saules, fussent en droit de lui dire qu'il ne lui appartenait pas de citer un pareil homme, elles n'en firent pourtant rien, tant était grande leur discrétion. L'évêque vint lui-même lui parler, ce qui est beaucoup; mais il ne gagna rien: le Huron disputa contre l'évêque.
[1] Dans les premières éditions on avait mis: la reine de Candace. En corrigeant cette faute, Voltaire mit dans l'errata un N. B. en ces termes: ?Comment le P. Quesnel aurait-il ignoré que Candace était le nom des belles reines d'Ethiopie, comme Pharaon on Pharou était le ltitre des rois d'égypte?? B.
Montrez-moi, lui dit-il, dans le livre que m'a donné mon oncle, un seul homme qui n'ait pas été baptisé dans la rivière, et je ferai tout ce que vous voudrez.
La tante, désespérée, avait remarqué que la première fois que son neveu avait fait la révérence, il en avait fait une plus profonde à mademoiselle de Saint-Yves qu'à aucune autre personne de la compagnie, qu'il n'avait pas même salué monsieur l'évêque avec ce respect mêlé de cordialité qu'il avait témoigné à cette belle demoiselle. Elle prit le parti de s'adresser à elle dans ce grand embarras; elle la pria d'interposer son crédit pour engager le Huron à se faire baptiser de la même manière que les Bretons, ne croyant pas que son neveu p?t jamais être chrétien s'il persistait à vouloir être baptisé dans l'eau courante.
Mademoiselle de Saint-Yves rougit du plaisir secret qu'elle sentait d'être chargée d'une si importante commission. Elle s'approcha modestement de l'Ingénu, et lui serrant la main d'une manière tout-à-fait noble: Est-ce que vous ne ferez rien pour moi? lui dit-elle; et en pronon?ant ces mots elle baissait les yeux, et les relevait avec une grace attendrissante. Ah! tout ce que vous voudrez, mademoiselle, tout ce que vous me commanderez; baptême d'eau, baptême de feu[2], baptême de sang, il n'y a rien que je vous refuse. Mademoiselle de Saint-Yves eut la gloire de faire en deux paroles ce que ni les empressements du prieur, ni les interrogations réitérées du bailli, ni les raisonnements même de monsieur l'évêque, n'avaient pu faire. Elle sentit son triomphe; mais elle n'en sentait pas encore toute l'étendue.
[2] Voyez tome XXVII, page 289. B.
Le baptême fut administré et re?u avec toute la décence, toute la magnificence, tout l'agrément possibles. L'oncle et la tante cédèrent à monsieur l'abbé de Saint-Yves et à sa soeur l'honneur de tenir l'Ingénu sur les fonts. Mademoiselle de Saint-Yves rayonnait de joie de se voir marraine. Elle ne savait pas à quoi ce grand titre l'asservissait; elle accepta cet honneur sans en conna?tre les fatales conséquences.
Comme il n'y a jamais eu de cérémonie qui ne f?t suivie d'un grand d?ner, on se mit à table au sortir du baptême. Les goguenards de Basse-Bretagne dirent qu'il ne fallait pas baptiser son vin. Monsieur le prieur disait que le vin, selon Salomon, réjouit le coeur de l'homme. Monsieur
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