a sauvé la vie et lui a servi de mère. Enfin, après cent questions et cent réponses, le prieur et sa soeur conclurent que le Huron était leur propre neveu. Ils l'embrassaient en versant des larmes; et l'Ingénu riait, ne pouvant s'imaginer qu'un Huron f?t neveu d'un prieur bas-breton.
Toute la compagnie descendit; M. de Saint-Yves, qui était grand physionomiste, compara les deux portraits avec le visage de l'Ingénu; il fit très habilement remarquer qu'il avait les yeux de sa mère, le front et le nez de feu monsieur le capitaine de Kerkabon, et des joues qui tenaient de l'un et de l'autre.
Mademoiselle de Saint-Yves, qui n'avait jamais vu le père ni la mère, assura que l'Ingénu leur ressemblait parfaitement. Ils admiraient tous la Providence et l'encha?nement des événements de ce monde. Enfin on était si persuadé, si convaincu de la naissance de l'Ingénu, qu'il consentit lui-même à être neveu de monsieur le prieur, en disant qu'il aimait autant l'avoir pour oncle qu'un autre.
On alla rendre grace à Dieu dans l'église de Notre-Dame de la Montagne, tandis que le Huron d'un air indifférent s'amusait à boire dans la maison.
Les Anglais qui l'avaient amené, et qui étaient prêts à mettre à la voile, vinrent lui dire qu'il était temps de partir. Apparemment, leur dit-il, que vous n'avez pas retrouvé vos oncles et vos tantes; je reste ici; retournez à Plymouth, je vous donne toutes mes hardes, je n'ai plus besoin de rien au monde, puisque je suis le neveu d'un prieur. Les Anglais mirent à la voile, en se souciant fort peu que l'Ingénu e?t des parents ou non en Basse-Bretagne.
Après que l'oncle, la tante, et la compagnie, eurent chanté le Te Deum; après que le bailli eut encore accablé l'Ingénu de questions; après qu'on eut épuisé tout ce que l'étonnement, la joie, la tendresse, peuvent faire dire, le prieur de la Montagne et l'abbé de Saint-Yves conclurent à faire baptiser l'Ingénu au plus vite. Mais il n'en était pas d'un grand Huron de vingt-deux ans, comme d'un enfant qu'on régénère sans qu'il en sache rien. Il fallait l'instruire, et cela paraissait difficile; car l'abbé de Saint-Yves supposait qu'un homme qui n'était pas né en France n'avait pas le sens commun.
Le prieur fit observer à la compagnie que, si en effet M. l'Ingénu, son neveu, n'avait pas eu le bonheur de na?tre en Basse-Bretagne, il n'en avait pas moins d'esprit; qu'on en pouvait juger par toutes ses réponses, et que s?rement la nature l'avait beaucoup favorisé, tant du c?té paternel que du maternel.
On lui demanda d'abord s'il avait jamais lu quelque livre. Il dit qu'il avait lu Rabelais traduit en anglais, et quelques morceaux de Shakespeare qu'il savait par coeur; qu'il avait trouvé ces livres chez le capitaine du vaisseau qui l'avait amené de l'Amérique à Plymouth, et qu'il en était fort content. Le bailli ne manqua pas de l'interroger sur ces livres. Je vous avoue, dit l'Ingénu, que j'ai cru en deviner quelque chose, et que je n'ai pas entendu le reste.
L'abbé de Saint-Yves, à ce discours, fit réflexion que c'était ainsi que lui-même avait toujours lu, et que la plupart des hommes ne lisaient guère autrement. Vous avez sans doute lu la Bible? dit-il au Huron. Point du tout, monsieur l'abbé; elle n'était pas parmi les livres de mon capitaine; je n'en ai jamais entendu parler. Voilà comme sont ces maudits Anglais, criait mademoiselle de Kerkabon, ils feront plus de cas d'une pièce de Shakespeare, d'un plum-pudding et d'une bouteille de rum que du Pentateuque. Aussi n'ont-ils jamais converti personne en Amérique. Certainement ils sont maudits de Dieu; et nous leur prendrons la Jama?que et la Virginie avant qu'il soit peu de temps.
Quoi qu'il en soit, on fit venir le plus habile tailleur de Saint-Malo pour habiller l'Ingénu de pied en cap. La compagnie se sépara; le bailli alla faire ses questions ailleurs. Mademoiselle de Saint-Yves, en partant, se retourna plusieurs fois pour regarder l'Ingénu; et il lui fit des révérences plus profondes qu'il n'en avait jamais fait[1] à personne en sa vie.
[1] Plusieurs éditions de 1767 portent: faites. B.
Le bailli, avant de prendre congé, présenta à mademoiselle de Saint-Yves un grand nigaud de fils qui sortait du collège; mais à peine le regarda-t-elle, tant elle était occupée de la politesse du Huron.
CHAPITRE III.
Le Huron, nommé l'Ingénu, converti.
Monsieur le prieur voyant qu'il était un peu sur l'age, et que Dieu lui envoyait un neveu pour sa consolation, se mit en tête qu'il pourrait lui résigner son bénéfice, s'il réussissait à le baptiser, et à le faire entrer dans les ordres.
L'Ingénu avait une mémoire excellente. La fermeté des organes de Basse-Bretagne, fortifiée par le climat du Canada, avait rendu sa tête si vigoureuse, que quand on frappait dessus, à peine le sentait-il; et quand on gravait dedans, rien ne s'effa?ait; il
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